CHAPITRE 35 : TAGLIOS
LE MESSAGE
Mogaba jurait à voix basse, mais de manière pour le moins virulente, obscène et continue. Des corbeaux arrivaient depuis plus d’une heure, portant chacun un fragment d’un long message de la Protectrice. Compte tenu de leur cervelle d’oiseau, ils étaient incapables d’en retenir la totalité. Et, parce qu’ils étaient susceptibles de succomber à des milliers d’avanies, on devait inlassablement envoyer encore et encore chacun de ces fragments.
Le Grand Général détestait reconstituer ces puzzles, et celui-là était le pire de tous par son amplitude. Il ne pouvait y avoir tant de corbeaux par tout le vaste monde.
Vingt scribes travaillaient d’ores et déjà sur le message.
Il avait envoyé quérir Aridatha et Bhopal Singh. La dépêche les concernerait tous.
Le temps qu’ils se pointent, la teneur du puzzle était devenue suffisamment limpide à ses yeux pour lui révéler ce qui lui paraissait son détail le plus crucial. « Ils sont de retour ! »
Aridatha tressaillit, désarçonné par tant de véhémence. « De retour ? Qui ça ?
— La Compagnie noire. La Protectrice l’avait anéantie, non ? Éradiquée, des racines jusqu’au faîte. Mais elle prétend à présent qu’elle est revenue. On est en train de reconstituer son message dans la pièce voisine.
— De quoi parles-tu ? s’enquit Ghopal.
— Notre employeuse nous a adressé une dépêche interminable. Elle a renoncé à sa traque et revient au grand galop. La Compagnie noire est en train de se déverser par la Porte d’Ombre. Forte de milliers d’hommes bien armés, bien vêtus et surentraînés. Avec la bénédiction de la Radisha et du Prahbrindrah Drah, qui suivent dans leur sillage. Et, sur des centaines de kilomètres, rien ou presque ne pourrait endiguer ce torrent. Volesprit rentre. Elle s’attend à perdre sous peu son aptitude à les espionner. Des alliés surnaturels inconnus émergent avec eux de la plaine. Ressemblant de très près aux ombres, de toute évidence, mais bien plus dangereux parce que plus intelligents.
— Voilà des renseignements qui me semblent bien fournis, venant d’une personne fuyant un ennemi déjà informé de ses compétences, fit observer Aridatha. » Son beau visage avait perdu toutes ses couleurs. Et sa voix était rauque.
« Ça ne m’a pas échappé. Mais Volesprit est Volesprit. D’un autre côté, pourtant, s’il n’y a rien à voir, elle n’apprendra rien non plus. »
Aridatha et Ghopal opinèrent. Ils restaient des serviteurs dévoués de la Protectrice, de toutes les façons possibles sauf en leur for intérieur.
« Étant informé de ses compétences particulières, l’ennemi s’efforcera certainement de les lui ôter. Nous ignorons qui est aux commandes de la Compagnie, mais leur doctrine reste inchangée. Ils essaieront tout d’abord de l’aveugler, puis de la priver de ses moyens de communication. Ils n’auraient pu débouler à un moment plus propice à leurs projets. Elle se trouve à des centaines de kilomètres de toute ville et ne peut faire circuler la nouvelle qu’à la seule vitesse du bouche à oreille. Mais l’annonce du retour de la Radisha et de son frère se répandra en revanche comme une traînée de poudre, vous vous en doutez.
— Je vais donc faire sceller hermétiquement cette partie du palais, déclara Ghopal. Pas question que tous ces serviteurs se précipitent dans leurs temples ou je ne sais où, pour divulguer trop d’informations à des gens qui pourraient s’en servir contre nous.
— Exécution. » Cette mesure ferait bon effet aux yeux des espions invisibles de la Protectrice. Toutefois, il ne serait pas malvenu de laisser filtrer quelques fuites. Taglios risquait de sombrer dans le chaos. Chaos qui pouvait se révéler utile ; offrir des ouvertures inespérées ; faire office de merveilleux camouflage.
Peut-être quand la Protectrice se rapprocherait de Taglios ?
Pour l’instant, il était urgent de se préparer à la venue de la Compagnie. On l’exigerait de tous.
Où diable avaient-ils trouvé autant d’hommes ? Autant d’ombres à eux seuls asservies ? Quels autres atouts gardaient-ils dans la manche ?
Plusieurs, certainement. C’était dans leur nature.
« Laissons transpirer certaines nouvelles, affirma Mogaba. Que ça nous plaise ou non. Nous devons nous préparer à entrer en guerre. Un combat nous attend. À moins de nous rendre sans nous battre. Je n’en ai nullement l’intention. Je n’en supporterais pas les conséquences. »
Les Singh échangèrent un regard. Le Grand Général témoignant du sens de l’humour ? Remarquable.
« Les gens ont peur de la Compagnie noire, déclara Ghopal.
— Bien sûr. Mais quand l’a-t-elle emporté pour la dernière fois ? Nous n’avons pas cessé de l’écraser durant les guerres de Kiaulune. » Mogaba s’enorgueillissait volontiers du travail qu’il avait abattu là-bas. Il avait contribué à tous les triomphes tagliens par sa réflexion et sa stratégie.
« Mais nous ne les avons pas totalement balayés. Le hic, avec la Compagnie noire, c’est que, si on laisse la vie à un seul d’entre eux, elle revient à l’attaque avant longtemps.
— Mes frères impardonnés. » Ce slogan hantait les cauchemars de Mogaba. Il avait des remords.
« Quand pouvons-nous nous attendre à revoir la Protectrice ? s’enquit Ghopal. J’ai des préparatifs à organiser.
— Elle voyageait à pied quand elle a commencé de m’envoyer son message, répondit Mogaba. Mais elle devrait recourir ultérieurement à un étalon. Dès lors, son allure s’accélérera. Si elle fait réellement diligence, nous devrions n’avoir qu’un ou deux jours devant nous. »
Ghopal poussa un grognement contrit.
Mogaba hocha la tête. Rien ne se faisait jamais aisément.
« A-t-elle attrapé les Félons ? » demanda Aridatha.
Mogaba songea de nouveau que ce garçon trahissait un intérêt curieusement orienté. Sinon personnel. « Non. Comme je vous l’ai dit, elle a renoncé à sa traque. Suffit. Nous savons tous parfaitement, désormais, ce que nous devons faire. Aridatha, je veux tout le bataillon des estafettes réuni ici aussitôt que possible. Il faudra prévenir les commandants de garnison. Si des nouvelles cruciales me parviennent, je vous le ferai immédiatement savoir. »
Tout en regardant le message prendre peu à peu son aspect définitif, le Grand Général passa en revue ses commandants d’unité ainsi que la fiabilité et la préparation de leurs troupes. Il était troublé. À première vue, il lui semblait qu’il pouvait lever toutes les ressources d’un empire. Mais la Protectrice ne s’était pas souciée de maintenir en l’état ses forces armées alors qu’elle n’était pas immédiatement et personnellement menacée. Et elle n’était pas spécialement populaire. Loin s’en fallait. Et n’avait jamais, au demeurant, aspiré à la popularité. Elle préférait régner par la force brutale.
Le retour du Prahbrindrah Drah et de sa sœur restait un élément particulièrement troublant. Eux-mêmes avaient joui d’une grande popularité en leur temps et, les années passant, avaient même connu les premiers stades de la béatification. D’aucuns les accueilleraient sans doute en libérateurs. Bon sang, si Toubib était encore vivant, on risquait même de lui rendre son ancien titre !
On assisterait à des désertions, tant parmi les soldats que chez les gradés. Mogaba s’inquiétait davantage des réactions des troupes. La noblesse et les grands prêtres, qui tous devaient leur situation à la Protectrice, joueraient la prudence. Concernant le prix à payer pour la trahison de la Protectrice, Taglios s’était vu administrer plusieurs leçons cuisantes.
Ou bien valait-il mieux affronter la Compagnie ? Et par quel moyen lui imposer une conflagration, si d’aventure elle ne souhaitait pas l’affrontement ?
Mogaba était convaincu que la carte forcée d’un engagement prématuré, avant que ses troupes n’aient commencé à se volatiliser, restait sa meilleure chance.