CHAPITRE 53 : LES TERRITOIRES
TAGLIENS
UN BOIS HANTÉ
Volesprit jeta un regard derrière elle avant de pénétrer dans le bois. « Où donc sont-elles toutes passées ? » Puis, d’une voix mâle, elle demanda de nouveau : « Qu’est-il advenu de toutes mes sangsues ? »
Autre voix : « Quelqu’un aura sans doute préféré raccrocher. »
« C’est toujours ce qu’ils font tous, non ? » (Voix intriguée.)
« Est-ce qu’on perdrait la main ? »
« Ça ne me plaît guère. »
« Ce n’est plus drôle du tout. » (Voix coléreuse d’enfant gâté.)
« La plupart du temps, on se borne à faire semblant. On ne rencontre plus aucun défi. »
« Et, même quand ça se produit, il nous est pratiquement impossible de nous passionner suffisamment pour nous en inquiéter. »
La plupart de ces voix étaient sérieuses mais désenchantées.
« Dur de ne vivre que sur la seule soif de vengeance. »
« Dur de vivre seule… point à la ligne. »
Un long silence suivit cette dernière déclaration. Volesprit ne disposait d’aucun organe capable d’exprimer ce qu’il lui en coûtait moralement d’être elle-même. Pas à haute voix, du moins. Une sorcière féroce et assoiffée de meurtre ne va sûrement pas se plaindre que personne ne l’aime.
L’orée de la forêt qui longeait le torrent était rectiligne. En d’autres temps, cette terre avait sans doute été habitée et labourée. Volesprit tendit l’oreille. Le bois, large tout au plus de deux kilomètres, était étonnamment silencieux. On aurait dû entendre le vacarme soulevé par des équipes de corvée ramassant du petit-bois pour les feux et abattant des arbres pour fortifier le campement. Mais rien de tel. Et elle ne se souvenait pas d’avoir accordé une permission à la troupe. Quelque chose avait sans doute fait fuir les soldats.
Pourtant, elle ne flairait aucune menace.
Néanmoins, au bout d’un moment, elle détecta effectivement une présence surnaturelle.
Elle leva les yeux. Les vautours continuaient de tourner en rond dans le ciel. Ils volaient plus bas, à présent. Comme s’ils tournoyaient à l’aplomb de cette présence qu’elle venait à l’instant de renifler.
Prudemment, elle sonda plus loin et plus profond. Lorsqu’elle prenait la peine de se concentrer, elle disposait de sens remarquablement aiguisés.
Elle n’avait jamais rencontré cette entité : quelque chose comme une ombre puissante, mais manifestement douée d’une intelligence fonctionnelle. Ni un démon, toutefois, ni un être de l’autre monde. Donnant plutôt l’impression de participer de la nature elle-même, mais présentant en même temps un soupçon d’appartenance à un monde différent. Comment était-ce possible ? Ni de ce monde ni d’un autre ? Une entité très puissante mais que n’animait aucune malfaisance. Pour l’instant. Tantôt intemporelle et habituée à longuement patienter, tantôt s’impatientant légèrement, comme maintenant, lorsqu’elle redevenait une ombre futée, pareille à celles qui l’avaient talonnée dans le Sud.
La Protectrice tendit ses antennes. Cette créature l’attendait. N’attendait même qu’elle. Elle avait tout chassé, hormis les vautours. Volesprit allait devoir se montrer très prudente. Nonobstant son ennui, elle ne tenait pas à déclencher une embuscade qui risquait de lui être fatale.
Rien.
Elle avança d’un pas.
Tout en tissant un faisceau de sortilèges aussi soudains que mortels. Elle plissait les yeux derrière son morion, en quête de cette entité qui tenait tant à la rencontrer.
Plus Volesprit progressait dans sa direction, plus la sensation gagnait en intensité tout en se faisant plus diffuse. L’espace d’un instant, la créature donna l’impression de l’envelopper totalement… et, dans le même temps, de se concentrer en aval, à un emplacement bien précis. Lorsqu’elle arriva sur place, là où ses sens lui affirmaient que se tenait l’autre, elle ne vit strictement rien.
C’était une petite clairière légèrement en retrait de la route de roche, sur la rive opposée du torrent. Volesprit aperçut plusieurs stèles vehdnas et quelques poteaux du souvenir gunnis surmontés de moulins à prière rongés par le temps. C’était sûrement là que sa sœur, après avoir fui Dejagore, avait combattu la cavalerie du Maître d’Ombres. À une époque si reculée qu’elle prenait encore Narayan Singh pour son ami et champion.
Le soleil s’infiltrait à travers le feuillage qui la surplombait, pommelant la clairière. Volesprit s’installa sur une souche vermoulue qui saillait sans doute d’un ancien talus de fortification. « Je suis là. J’attends. »
Une chose massive se déplaça à l’orée de son champ de vision. Volesprit crut vaguement distinguer un félin noir. Mais, quand elle tourna la tête, il n’y avait plus rien.
« Alors c’est ainsi que ça doit se passer, hein ?
— Et que ça se passera toujours. » La réponse ne semblait provenir de nulle part en particulier, et Volesprit n’aurait su dire si elle l’avait entendue résonner à ses oreilles ou dans son esprit.
« Que veux-tu de moi ? » Elle s’était servie d’une voix basse de mâle, lourde de menaces.
L’entité semblait amusée. Pas le moins du monde intimidée. « Je t’apporte un message de ton vieil ami Toubib. »
Toubib n’était nullement un ami. De fait, elle était plutôt montée contre cet homme. Il ne s’était pas montré franchement coopératif quand elle avait essayé de le séduire, et voilà qu’il refusait à présent de rester dans sa tombe alors qu’elle s’était efforcée de le tuer. Pourtant, c’était un peu grâce à lui qu’elle avait encore la tête sur les épaules. C’était sans doute pour cette raison infime que ce message lui parvenait en son nom.
« Continue. »
La chose (quelle qu’elle fût) s’exécuta. Tout en l’écoutant, Volesprit sondait les alentours en s’efforçant de déterminer sa nature réelle et de trouver une prise lui permettant de la retourner à son avantage.
L’entité le sentit. Et s’en amusa. Ni perturbée, ni effarouchée, ni disposée à réagir. Tout juste amusée.
Volesprit se repassa l’histoire de tête dès que le spectre eut terminé de la lui exposer. Elle semblait plausible. Encore qu’incomplète. Mais pouvait-on s’attendre à ce que ces gens se montrent entièrement sincères dans une telle situation ?
Malgré tous ses efforts, elle ne parvint pas à déceler de piège flagrant. Ils avaient l’air passablement inquiets, là-bas. Cette nouvelle expliquait peut-être leur brusque revirement stratégique.
Gobelin possédé par Kina. Narayan Singh décédé. La Fille de la Nuit errant dans la nature, la bride sur le cou… Non, rectification ! Nullement livrée à elle-même, mais bel et bien prisonnière de ses propres troupes quelque part sur la route de roche au sud de Dejagore, et guettant probablement l’occasion propice pour s’évader.
Gobelin risquait de se charger de la lui fournir.
Volesprit bondit de sa souche, tout ennui dissipé. « Réponds à Toubib que je considère la communication comme établie. Je compte prendre des dispositions pour remédier à ce problème. Va ! Va !»
Un frémissement. Un peu comme si une ombre la traversait en même temps qu’elle se dissipait, lui provoquant un frisson très sensible ainsi qu’un aperçu fulgurant, mais nettement plus flou, d’une silhouette féline monstrueuse s’éloignant à une allure inimaginable.
Les clopinements et le tohu-bohu d’une troupe nombreuse faisant route vers le sud lui parvinrent de la route de roche. Des chameaux semblaient en faire partie. Il s’agissait donc de civils. Ses armées n’employaient pas de chameaux. Volesprit les haïssait. Ce sont des animaux répugnants au caractère exécrable, même dans leurs meilleurs jours.
Elle franchit d’un bond le torrent et se rua vers la lisière des bois, dont elle émergea à moins de cent pas d’une caravane engagée dans le même processus. Il s’agissait bel et bien de civils, mais la plupart des chariots et des bêtes déchargeraient leur cargaison dans son camp.
Les caravaniers la repérèrent. Sidérés. Et terrifiés.
Son sang coulait de nouveau dans ses veines. La forte impression que produisaient ses apparitions inopinées la faisait toujours exulter.
Alors qu’elle se retournait pour porter de nouveau le regard sur les vautours tournoyant dans le ciel, elle entrevit un visage familier parmi les marchands et les manœuvres. Aridatha Singh ? Ici ? Comment ? Pourquoi ? Mais, en y regardant de plus près, elle ne le vit plus. Peut-être s’agissait-il d’un sosie. Sans doute ce regain d’appétit de vivre lui rappelait-il qu’elle n’avait pas joui d’un homme depuis bien longtemps. Aridatha Singh était indubitablement doté par la nature d’une grande prestance virile. Rares étaient les femmes qui ne le remarquaient pas, bien qu’il parût inconscient de l’effet qu’il leur faisait.
Mais elle aurait tout le temps d’y songer quand elle aurait alerté Dejagore et dépêché quelques escadrons de cavalerie pour récupérer sa nièce, cette enfant aussi bornée qu’impossible.
Il devait bien exister un moyen de la contrôler et d’ajouter ses talents à l’arsenal du Protectorat. Peut-être pourrait-elle même s’emparer de Gobelin… nonobstant sa possession par Kina.
Gobelin n’avait jamais été un très grand sorcier.
Comme la vengeance est plus douce quand elle a pris son temps !
Que cette salope d’Ardath rapplique donc avec tous ses chiens courants ! On allait pouvoir enfin régler quelques vieilles dettes.
À l’approche de la douve du campement, Volesprit se retourna encore pour observer les vautours.
Les oiseaux charognards avaient rompu le cercle. Seuls quelques-uns étaient encore visibles, sillonnant le ciel en quête d’une nouvelle proie aussi putride que goûteuse.
Volesprit retrouva une voix dont elle ne s’était pas servie depuis sa jeunesse et se surprit à chanter à tue-tête une ballade parlant du mois de mai et de l’amour en fleur, dans une langue resurgie de son propre printemps, du temps où l’amour fleurissait encore en ce bas monde.
Les sentinelles en conçurent une trouille bleue.