CHAPITRE 34 : LA TERRE DES OMBRES
LES CORVÉES DE TOBO
Tobo finit d’interroger le corbeau noir qui n’était pas réellement un oiseau et le réexpédia vite fait à Toubib. Il trouva sa mère et Roupille en train d’étudier une carte des territoires du nord des Dandha Presh, en compagnie des habituels commensaux du capitaine. Ils s’efforçaient de déterminer la route septentrionale la plus propice après le franchissement de la chaîne. De petits carrés de couleur représentaient les dernières positions connues de la Protectrice et de Narayan Singh.
« Des nouvelles de Toubib ? s’est enquise Roupille.
— Il en a terminé. Il est en route. Mais ça s’est passé plus bizarrement qu’il ne l’avait escompté. » Tobo lui a transmis un rapport détaillé.
« Tu vas devoir y retourner, lui a annoncé le capitaine. Nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de lâcher une nouvelle équipe de sorciers dans la nature.
— J’imagine. » Le projet ne semblait guère enthousiasmer Tobo.
« Ça ne me plaît pas. Pourquoi ne les a-t-il pas tous massacrés, une fois en possession de leurs poteaux volants et de cette si remarquable étoffe ?
— Parce que ce n’est pas son genre. » Sans compter qu’on ne peut guère espérer la collaboration des morts quand vient le moment de partager leur savoir.
« Non. Il préfère laisser filer les gens pour les traquer trente ans plus tard. » Elle a poussé un grognement. « Comment vais-je pouvoir continuer à progresser sans toi ?
— Si Toubib est repassé de ce côté, toutes les ombres inconnues y seront également. Les molosses noirs le précéderont en un éclair. Un ou deux jours plus tard, nous saurons tout de ce qui se passe ailleurs. » Roupille avait grand besoin qu’on la rassure. Elle s’inquiétait de tout ce qui pouvait se produire partout où elle n’avait ni yeux ni oreilles. Lui rappeler que la majorité des gens, dont la plupart des capitaines, passaient toute leur existence dans un aveuglement infiniment supérieur au sien ne contribuait en rien à la rendre plus joviale.
Roupille est gâtée pourrie. Par le biais de son association avec la Compagnie, nous avions plus ou moins obtenu le moyen de découvrir ce qui se passait au loin. Confiez n’importe quoi à quelqu’un pendant un certain temps et il s’imaginera bientôt que ça lui est dû de naissance. Roupille ne fait nullement exception à la règle.
« Je peux comprendre que tu aies besoin de Tobo avant de permettre aux prisonniers de quitter la plaine, a fulminé Gobelin. Mais pourquoi les autres ne pourraient-ils pas continuer d’avancer ? Nous ne faisons rien d’utile en restant assis ici.
— Vous faites ce que je veux que vous fassiez. Maintenant, boucle-la. Ou je te bâillonne. »
Je commençais moi-même à perdre patience quand Tobo est enfin apparu. Il était assujetti aux contraintes d’un moyen de locomotion normal. Nous ne possédions plus de tapis volants, même si nous espérions que le Hurleur en confectionnerait de nouveaux quand nous l’aurions réveillé. (Nul ne s’y était encore risqué.) Et nous pouvions désormais espérer acquérir un jour le secret des poteaux volants des Voroshk.
Il est arrivé à califourchon sur ce super étalon qui s’était pris d’affection pour Roupille. Un certain nombre de ces bêtes, élevées au début pour servir la Dame de la Tour, étaient descendues dans le Sud avec la Compagnie noire. C’était le dernier survivant connu.
« Combien de temps vivent ces animaux, trésor ? ai-je demandé à Madame en regardant s’approcher Tobo.
— Quarante ans environ. Au plus. Celui-là semble repousser cette limite.
— M’a l’air plutôt fringant. » En dépit des quatre-vingts kilomètres qu’il venait de parcourir au grand galop, il avait l’air assez frais.
« Je faisais du bon boulot à l’époque.
— Et tu la regrettes aujourd’hui ?
— Oui. » Elle ne me mentirait pas. Sans doute a-t-elle la nostalgie de la femme qu’elle a été, mais elle ne m’en aime pas moins. Autant que je le sache, elle ne regrette jamais rien de ce qu’elle fait, bon ou mauvais. J’aurais aimé lui ressembler.
Tobo a démonté juste devant la Porte d’Ombre. Je la lui ai fait traverser. Il est aussitôt entré dans le vif du sujet, non sans avoir au préalable souri et adressé un signe de la main à son père et à l’oncle Doj.
« Tu détiens cinq prisonniers ? Tous des sorciers de premier plan ?
— Je n’en sais trop rien. Autant que je puisse le dire, ils pourraient parfaitement être dépourvus de tout talent. Mais ils chevauchaient des poteaux volants, vêtus d’une espèce de super étoffe dont Gobelin prétend qu’on pourrait la manipuler par la pensée. Autant de signes qui m’ont incité à me dire : “Tu ferais bien de te montrer prudent, Toubib.”
— On peut communiquer avec eux ?
— Le père de deux frères a étudié et géré Bowalk durant son séjour au Khatovar. Il pouvait la forcer à reprendre sa forme humaine pendant une heure ou deux, mais sans arriver à la maintenir plus longtemps en l’état. Il était persuadé que le problème résidait dans une boucle sans fin incluse par transformeur dans les sortilèges de métamorphose. Il ne se fiait pas à Bowalk. Et la boucle s’est activée quand Qu’un-Œil l’a tué.
» Quoi qu’il en soit, à force de la côtoyer depuis leur naissance, ces jeunes Voroshk ont appris de Bowalk des rudiments de sa langue natale. Quand les Voroshk ont fait sauter la Porte d’Ombre, l’un d’eux a eu la brillante idée de chercher à nous persuader de les emmener quelque part en sécurité. Il a réuni quelques amis tout aussi effrayés que lui et il est venu nous trouver, certain que nous parlions la même langue que le forvalaka. Il s’imaginait bizarrement que nous reconnaîtrions la supériorité innée des Voroshk et que nous accueillerions sa petite bande en invités d’honneur. Il était incapable d’entrevoir une autre issue, dans la mesure où c’est ainsi que cela se passe au Khatovar. Il est infatué de lui-même, stupide et arrogant. Ça m’a l’air de s’appliquer à tous, d’ailleurs. Et encore davantage à son frère. Il refuse même de parler. »
Se remémorant sans doute qu’il avait rencontré la même attitude parmi les seigneurs de la guerre de Hsien, Tobo s’est fendu d’un petit sourire déplaisant. « J’espère qu’ils ont connu déception sur déception.
— Absolufoutrement. L’existence est devenue pour ces gosses un invraisemblable enfer. Je dois sans cesse leur rappeler qu’ils sont encore vivants.
— Allons les trouver, d’accord ? » Le défi avait l’air d’exciter le gamin.
« Ils sont tous sublimement beaux, mais je doute qu’il y ait un seul cerveau parmi eux, l’ai-je prévenu alors que nous nous approchions des transfuges. En tout cas, ils donnent tous les signes d’être un peu lents de la comprenette. »
Nous nous sommes arrêtés à quelques pas des enfants perdus du Khatovar. Ils s’agglutinaient sur le bas-côté de la route pendant que les hommes et les mules de la Compagnie noire entreprenaient de franchir la Porte d’Ombre. Seule une des filles osait relever les yeux. La plus petite. Celle que nous avions fait prisonnière.
Elle a fixé Tobo pendant trente secondes puis murmuré quelques mots à ses compagnons. Eux aussi ont relevé les yeux. Seuls le chef de la petite bande et son frère ont manifesté leur arrogance innée. Et le voyage n’avait pas encore été long ni ardu.
Ils avaient l’air de flairer chez Tobo quelque chose qui ne me sautait pas aux yeux et semblait leur rendre l’espoir. Plusieurs ont balbutié des questions dans leur langue maternelle.
« Quand ils auront fini de jacasser, explique-leur qui je suis. Mais ne te sens pas obligé d’être totalement sincère.
— Quelques rodomontades ne sauraient nuire ?
— Absolument. »
L’interrogatoire a duré plus longtemps que je ne l’avais prévu. Tobo faisait preuve d’une patience remarquable pour son âge. Il s’échinait à faire comprendre aux Voroshk qu’ils n’étaient plus dans leur mère patrie, et que peu importaient désormais leur identité et celle de leurs parents. Chez nous, ils devraient chanter pour casser la graine.
Nous avons mangé un morceau. Les Voroshk et leurs gardes étaient les seules personnes qui s’attardaient encore de ce côté de la Porte d’Ombre. « J’admire ta patience, ai-je déclaré à Tobo.
— Moi aussi. Je meurs déjà d’envie de leur botter le train. Et, de toute manière, ce n’est pas seulement de la patience. Je m’efforce d’en apprendre un peu plus sur eux par leurs lapsus et leurs non-dits. Tu avais raison. Ils ne sont pas très futés. Mais je subodore que la manière dont ils ont été élevés y est pour autant que leur bêtise naturelle. Ils n’ont aucune connaissance de leur propre passé. Aucune ! N’ont jamais entendu parler des compagnies franches. Ni de la Lance de la Passion. Ignoraient que de très puissants sorciers du Khatovar avaient, défiant les ombres à leur plus grand péril, érigé les pierres levées qui se dressent partout dans la plaine. Et le mot même de Khatovar ne leur rappelle rien, même s’ils connaissent Khadi sous les traits d’un vague démon passé de mode dont personne n’a plus que faire.
— Comment sais-tu cela ? Pour les pierres levées ?
— Baladitya le tient de Shivetya. Tu n’as pas remarqué que les runes gravées sur leurs poteaux volants sont presque identiques à celles des pierres scintillantes ?
— Non. Je n’y ai pas pris garde. Je me suis surtout occupé de surveiller Gobelin. Le petit merdaillon parle un peu la langue de Génépi. Il leur tournait autour en essayant d’engager la conversation. »
Tobo a mastiqué quelques secondes puis hoché la tête d’un air pensif. « Tu lui en as parlé ?
— Jamais de la vie. Je me méfie de ce lascar, Tobo. Qu’un-Œil m’a prévenu contre lui juste avant de mourir.
— Nul ne se fiera plus à Gobelin avant très longtemps, Toubib. Et il le sait aussi bien que tout le monde. Jamais il ne se montrera plus cauteleux. Tu ne le reconnaîtras pas.
— C’est de Gobelin que tu parles. Il ne pourra pas s’en empêcher.
— Il doit la plupart de ses mésaventures au fait que Qu’un-Œil l’a entraîné. Réfléchis-y, Toubib. S’il est réellement devenu l’instrument de Kina, sa mission sera probablement à très long terme. Du style “avènement de l’Année des Crânes”. Il ne prendra pas le risque de se faire tuer pour des nèfles. »
J’ai émis un grognement. C’était sans doute parfaitement logique, rationnellement parlant, mais je n’étais pas convaincu. Gobelin restait Gobelin. Je le connaissais depuis très longtemps. Ce qu’il faisait n’était pas toujours logique, même à ses yeux. « Qu’allons-nous faire des Voroshk ?
— Ne compte pas sur moi pour les éduquer. »
Mince ! Son ton ne me plaisait pas.
Il a substitué ses propres séides à mes gardes. Des Tagliens menés par un sergent chevronné nommé Arpenteur-du-Fleuve. Tous ces gardes parlaient couramment la langue de Hsien et possédaient une connaissance opérationnelle du nyueng bao, proche parent du dialecte parlé au Pays des ombres inconnues.
Tobo a instruit les gardes puis les prisonniers. Par mon truchement. En leur exposant les réalités de la vie. « Ces hommes seront vos professeurs. Ils vous enseigneront notre langage et tout ce dont vous aurez besoin pour vous débrouiller dans notre monde. Ils vous donneront quelques lumières sur nos religions, nos lois et nos us et coutumes. »
Le garçon chargé de la traduction a émis une protestation.
Arpenteur-du-Fleuve lui a allongé sur l’arrière du crâne une claque assez violente pour l’assommer.
« Vous devez comprendre que vous êtes nos invités, a poursuivi Tobo. Vos connaissances vous ont acheté le passage dans notre monde. Tant que vous coopérerez, vous vivrez une existence aussi confortable que nous pourrons vous l’offrir. Mais nous sommes en guerre contre de vieux et puissants ennemis, ce qui ne nous incite pas à nous montrer patients envers ceux qui refusent de collaborer. Et moins encore avec des gens que nous jugeons dangereux. Vous avez bien compris ? »
Il a attendu la fin de la traduction. Je lui ai demandé un délai supplémentaire afin de m’assurer que les gamins appréhendaient réellement la gravité de la situation. Les jeunes ont un certain mal à se persuader que cruauté et mortalité peuvent les toucher personnellement. Ils sont également prêts à convenir de tout et de n’importe quoi pour ne plus en entendre parler.
Tobo m’a demandé de leur préciser qu’« ils pourraient se reposer aujourd’hui et cette nuit ». Mais que « leur éducation intensive débuterait dès le lendemain en taglien, pendant que nous nous presserions de rejoindre le reste de notre armée ».
« Je voyagerai avec vous et j’essaierai de vous aider de mon mieux », ai-je ajouté.
Leur chef a de nouveau tenté d’ergoter. Il n’avait pas prêté suffisamment d’attention à ce qu’il avait lui-même traduit. Arpenteur-du-Fleuve lui a asséné une seconde mornifle. « Celui-là va nous créer des problèmes, m’a dit Tobo.
— Il y a de fortes chances pour que tous nous en posent. Ils devaient déjà en poser chez eux. » C’étaient probablement des inadaptés. J’ai changé de langue. « Si vous causez plus d’ennuis que vous n’en valez la peine, ces gens vous tueront, ai-je affirmé aux gamins. Venez. Il me semble qu’un repas vous attend. On va casser la croûte pour faire connaissance. »
Une des filles a marmotté quelques mots dans sa langue. La prisonnière, pas celle qui s’était pointée avec les garçons. « Dis-lui qu’elle ne peut plus rentrer chez elle, ai-je ordonné au pleurnichard. Il est trop tard.
— Mais tout le monde ici a quelque chose à fuir, a fait remarquer Tobo dans l’intervalle.
— Quelques-uns, ai-je spécifié. Quand crois-tu qu’on pourra de nouveau poser notre cul ? J’ai du retard dans mes écritures. »
Il s’est esclaffé. « Tu ferais pas mal de feindre une attaque si tu tiens à t’asseoir. Roupille ne s’accordera de répit que quand les cadavres s’empileront assez haut pour former des palissades. »
Les Voroshk ont paru prendre plaisir à leur dîner. Ils étaient assez affamés pour apprécier la plus médiocre pitance. Nous avons commencé de leur enseigner quelques substantifs tagliens. Tobo les étudiait en même temps qu’il examinait les merveilles qu’ils avaient apportées. L’étoffe qu’ils n’étaient plus autorisés à porter semblait l’impressionner davantage que leurs poteaux volants.
« À mon avis, ces poteaux ne sont qu’une variante de la sorcellerie dont se sert le Hurleur pour confectionner ses tapis volants, m’a-t-il expliqué. Je devrais être capable de comprendre leur fonctionnement. Si du moins j’arrive à contourner les sortilèges chargés de les contraindre à s’autodétruire s’ils tombent entre de mauvaises mains. »
Je lui ai fait part des deux poteaux que j’avais vus exploser.
« Une autodestruction assez violente, si je comprends bien. Je ferai attention.
— Méfie-toi aussi des filles. J’ai l’impression que tu as déjà tapé dans l’œil de la plus petite. »
Au matin, pas moyen de réveiller le chef de la bande. Il était en vie, mais ni rien ni personne ne parvenait à le sortir de son sommeil. « Que lui as-tu fait ? » ai-je demandé en chuchotant à Tobo. J’avais sauté un peu trop vite aux conclusions, persuadé que Tobo avait décidé de se débarrasser du fauteur de troubles en puissance sans se séparer de son poteau ni de son étoffe.
« Je n’y suis pour rien. »
Madame a examiné le garçon juste après moi. « Ça ressemble énormément au coma dans lequel est tombé Fumée pendant si longtemps », a-t-elle déclaré.
J’en ai convenu. Mais Volesprit, croyions-nous, en avait été la principale responsable. Et elle ne pouvait en aucun cas être intervenue en l’occurrence. Les ombres inconnues étaient au courant de ses faits et gestes et rembarreraient tous les monstres qu’elle déciderait de nous envoyer. « Certains de tes amis invisibles traînaient-ils dans les parages cette nuit ? Ils auront peut-être vu quelque chose.
— Je vais vérifier. »
Par pure férocité, j’ai obligé le frère du gamin inconscient à reconnaître qu’il était capable de communiquer, puis je lui ai fait comprendre qu’ils devraient ficeler son frère sur un de leurs poteaux, faute de quoi nous devrions l’abandonner en partant.
Les gamins étaient terrifiés.
« Une catastrophe qui tombe à pic, a fait remarquer Madame.
— Ouais. Mais pour qui ? »