CHAPITRE 19 : LA PIERRE
SCINTILLANTE
ESCAPADE EN CATIMINI
Doj a légèrement hoché la tête en nous voyant passer devant chez lui, Madame et moi. Une minute plus tard, quand j’ai regardé derrière moi, il arpentait la rue avec plusieurs nervis nyueng bao. Il tenait Bâton de Cendre, son épée. Thai Dei, le beau-frère et garde du corps de Murgen, cheminait devant. Lui aussi était armé. S’il levait le camp, Murgen en faisait forcément autant.
Je continuais de regarder prudemment derrière moi. Je devais impérativement agir avant que Roupille ne s’en rendît compte. Avant qu’elle ne donnât des ordres me l’interdisant strictement. Je n’aurais pas enfreint des ordres rigoureux.
Sahra et elle étaient descendues dans la vallée. Tran Huu Nhang avait fait une sortie, précédé d’un drapeau blanc. J’avais le pressentiment qu’il allait nous annoncer que le Cabinet des Neuf avait décidé d’accepter les faits. Jamais ils ne l’admettraient, mais leur armée était vaincue avant même d’entrer sur le champ de bataille. Elle s’évaporait. Les troufions étaient peu disposés à souffrir les attentions persistantes des ombres inconnues.
Tout cela était fort amusant… à moins d’être l’un des Neuf, bien décidé à asseoir la réputation du Cabinet, ou un corbeau espérant engraisser. Amusant, mais commode. J’étais las d’attendre une occasion propice pour m’éclipser. Mon désir d’en découdre avec le monstre Bowalk ne cessait de croître, mais je le cachais soigneusement. Je souffre ainsi d’un certain nombre d’obsessions que je me garde bien de laisser transparaître.
Officiellement, le onzième bataillon devait relever la garde de la Porte d’Ombre. En réalité, il prendrait à la tombée de la nuit le chemin de la forteresse dressée au cœur de la plaine. Ma propre équipe, se déplaçant assez rapidement pour ôter à Roupille tout espoir de nous couper la route, l’aurait atteinte bien avant. Tobo couvrirait nos arrières.
J’ai fait un signe dont j’espérais qu’on l’apercevrait et passé outre. Nous devions absolument accélérer le pas. Roupille est une petite sorcière pleine de ressources. S’il existait un moyen de contrecarrer mes projets, elle avait déjà dû le découvrir.
À ce qu’il semblait, elle se retrouvait isolée dans l’affaire Bowalk. Mort, Qu’un-Œil avait davantage d’amis que de son vivant.
Tobo se trouvait à la Porte d’Ombre. Alors qu’il était censé tenir sa mère et le capitaine à l’œil. « Tout va bien pour elles, m’a-t-il annoncé avant même que je l’aie questionné. Cette rencontre n’était qu’un trompe-l’œil organisé par les Neuf pour sauver la face. Ils se sont aperçus qu’ils avaient réagi stupidement. On aura droit à un tas de cérémonies, mais ils n’admettront jamais rien, pas même qu’ils ont amassé une armée ici dans le seul dessein de nous nuire ; et, avant d’en avoir terminé, ils remettront à maman une bulle autorisant la Compagnie à déterrer et utiliser tous les secrets des Portes d’Ombre. » Il a souri. Un gamin tout excité. « Je crois qu’ils n’ont pas assez dormi.
— Et que fais-tu ici ?
— Des parents à moi doivent traverser. Pas vrai ? »
Effectivement. J’étais sur les nerfs. « Avancez, tout le monde. » En comptant les Nyueng Bao, les vieux de la vieille, mon épouse et je ne sais qui d’autre encore, une quarantaine de personnes tout au plus se joindraient à ma traque. Pendant quelque temps. Si jamais elle s’éternisait, je risquais d’échouer à maintenir la cohésion de ma petite troupe.
« Bivouaquez au premier cercle, m’a conseillé Tobo. Même si vous avez l’impression de pouvoir progresser beaucoup plus la nuit tombée. C’est important, a-t-il ajouté pour Madame. Le premier cercle. Veillez-y. Que je puisse vous rattraper en partant.
— Eh, Toubib ! m’a hélé Saule Cygne. Si tu te tiens juste à cet endroit en regardant du coin de l’œil, tu pourras apercevoir la Nef. En plein jour. »
Cygne se trouvait déjà de l’autre côté de la Porte d’Ombre de Hsien. Sa voix me parvenait comme distante, étouffée.
Je lui ai décoché mon plus beau regard noir. « N’oublie pas la discipline de la plaine. » Shivetya a beau être notre allié et l’âme même de la plaine, il ne peut en circonvenir tous les périls. Les Morts impardonnés sont toujours aussi assoiffés de meurtre. Seuls les cercles et les routes sont sûrs. Il fallait éviter avec le plus grand soin de crever les barrières protectrices. Sans doute leurs sortilèges essentiels se chargeraient-ils de les réparer, mais vous ne seriez plus là pour en profiter, car il ne resterait plus de vous qu’une carcasse racornie, qui aurait mis un bon moment à mourir dans d’atroces hurlements. »
L’activité des ombres semblait s’être réduite récemment. Shivetya avait peut-être trouvé un moyen de les contrôler. Voire de les détruire. Elles n’étaient qu’un ajout tardif. Il n’en avait pas besoin et s’en serait volontiers débarrassé.
Une telle fin serait un réel bonheur, aussi ineffable pour ces tristes mais mortelles créatures que pour nous autres. Elles pourraient enfin s’abandonner à l’emprise de la mort. Soulagement que Shivetya comprenait parfaitement. Il y aspirait lui-même.
J’ai entrepris de haranguer mes gens. « Commencez à vous remuer le cul et à faire passer ce matériel ! Où sont les mules ? Il me semblait les avoir envoyées ici la semaine dernière. » Quand un tas de gens y consentent, on peut déplacer de grandes quantités de matériel sans attirer l’attention. J’avais commencé à œuvrer dans ce sens dès que j’avais eu la certitude que Roupille ne poursuivrait pas le même dessein.
« Calme-toi », m’a conseillé Tobo. Et j’ai obtempéré. Abasourdi. Stupéfait d’entendre un gamin adresser ces paroles à un vétéran. Et il avait raison. « Viens ici. Toi aussi, Madame. » Il s’est légèrement écarté de la route pour gagner une caisse de bois grossier posée en équilibre précaire sur un rocher acéré.
« Ce rocher existe aussi de notre côté, lui ai-je expliqué. Ton père disposait d’un bunker à l’endroit même où pousse ce buisson. Qu’est-ce que tu as là-dedans ? »
La caisse contenait quatre cylindres de verre noir, longs d’une trentaine de centimètres et d’un diamètre de quatre, équipés à chaque extrémité d’une poignée métallique.
« Ce sont des clés. Comme la Lance de la Passion. De celles qui permettent d’entrer dans la plaine et d’en sortir. J’en ai fabriqué de nouvelles. Ce n’est pas trop compliqué quand on détient les spécifications techniques. Lame en a une et Suvrin deux. Une troisième est en place dans cette Porte. Nous l’emporterons en partant. Les commandants des deux bataillons qui ont déjà franchi la Porte en possèdent chacun une aussi. Tu en prendras deux. Juste au cas où. »
Il m’a tendu un des cylindres et l’autre à Madame. Le mien donnait l’impression d’être plus lourd que n’aurait dû l’être un objet de cette taille. La poignée était en argent. « Il suffit de la laisser tomber dans le trou de la plaine, n’est-ce pas ? ai-je demandé.
— Exactement. Tu te souviens de tes cours sur les réparations ?» Il s’était tourné vers Madame. J’avais assisté à ces cours, mais mon épouse avait bien mieux que moi saisi le processus. Si l’on avait dû compter sur moi pour procéder à une opération de sorcellerie, fût-elle même vaguement entachée de magie, il nous aurait fallu affronter une crise majeure.
Un flot continu d’hommes et de mules s’engouffrait par la Porte d’Ombre. Tous étaient contrôlés par un sergent qui avait dû faire ses classes au quartier général de Roupille. Il tenait absolument à comptabiliser chaque homme, chaque bête, chaque lance-boules de feu et le moindre article un tant soit peu important d’équipement ou d’arsenal. Les Nyueng Bao, qui n’appartiennent pas vraiment la Compagnie, le traitaient assez grossièrement. Je me suis dirigé vers lui et je l’ai rudoyé à mon tour. « Vous bâclez le boulot, sergent. Tirez-vous. Ou je demande à Tobo de lâcher un de ses molosses noirs à vos trousses. »
La meute n’était pas loin. Nul ne les voyait, bien entendu, mais ils faisaient un foutu vacarme dès qu’ils se chamaillaient entre eux. Ce qui ne cesse jamais.
Ma menace a produit l’effet désiré. Le dresseur d’inventaire s’est éclipsé si vite qu’on a presque entendu un whoush ! Il allait certainement porter plainte par la voie hiérarchique. Mais ses doléances occuperaient la toute dernière ligne de la longue liste de mes méfaits.
Tobo m’a remplacé. L’essentiel de mon équipe était désormais passé. Le gamin s’est incliné devant son père en lui témoignant une courtoisie de pure forme. Tous deux avaient le même problème. Aucun ne savait vraiment comment s’y prendre pour combler l’abîme qui s’était creusé entre eux pendant toutes ces années où Murgen était resté enterré, tandis que Tobo grandissait.
« Tu devrais activer maintenant, m’a annoncé le garçon d’une voix assez forte pour que son père l’entende. Maman vient tout juste d’avoir vent de tes projets. Elle se taira pour l’amour de Gota. Provisoirement. Mais, quand elle apprendra que papa est dans le coup, elle va péter un câble et ira tout rapporter au capitaine. »
J’ai jeté un regard torve à Murgen. On n’a pas dit à sa légitime qu’on sortait avec les copains, hein ?
Mais comment diable Tobo savait-il que sa mère avait tout découvert récemment ?
Le gamin a claqué des doigts, puis exécuté une succession de gestes et prononcé quelques paroles abstruses, apparemment adressées à l’espace désert.
Deux ombres ont descendu la pente avec vélocité en se laissant glisser depuis le sud-ouest. Elles fonçaient droit sur nous. Je ne voyais strictement rien à leur jeter. Puis, brusquement, des ailes battantes ont aveuglé mon visage, tandis qu’un poids pesait sur mes épaules et que des serres de dragon semblaient sur le point d’arracher la chair de mes clavicules.
Des corbeaux.
« Ils leur ressemblent seulement, a précisé Tobo. N’oublie jamais que ce ne sont pas des corbeaux. »
J’ai frissonné. Toute mon existence, décennie après décennie, j’avais vécu cerné par ces saletés, mais leur fréquentation n’avait pas rendu leur contact moins horripilant.
« Ils ont consenti à adopter cette forme à ma demande, a poursuivi Tobo. Ils seront tes yeux et tes oreilles quand tu devras agir hors de ma présence. Ils n’auront pas la portée stratégique à laquelle vous étiez habitués, papa et toi, mais ils peuvent couvrir rapidement plusieurs centaines de kilomètres et t’accorderont un grand avantage tactique. En plus d’effectuer des reconnaissances, ils peuvent transporter des messages. Efforce-toi de les moduler soigneusement, distinctement, sans aucune ambiguïté et les plus concis possible. Et adresse-les à qui de droit, de façon absolument limpide. Donne des noms précis et assure-toi qu’ils savent bien à qui ces noms correspondent. » J’ai tourné la tête de droite et de gauche, et entraperçu quelques visions fugaces du coin de l’œil. La proximité de ces becs cruels était déconcertante. Les yeux sont le premier organe qu’attaquent les « mouettes des blessures » sur le champ de bataille.
Un des oiseaux était noir et l’autre blanc. Ils étaient plus grands que l’espèce locale de corbeaux. Et le blanc n’avait pas impeccablement adopté la silhouette d’un corbeau. Il donnait l’impression qu’un de ses géniteurs avait été un pigeon effarouché plutôt qu’un corbeau.
« Si jamais je ne parviens pas à te rattraper et que tu as besoin de me contacter, ils me retrouveront aisément. »
Je devais afficher une mine lugubre.
« Et moi qui croyais qu’ils iraient si bien avec ton costume, a poursuivi Tobo. Maman m’a raconté que des corbeaux se perchaient toujours sur tes épaules quand tu interprétais Ôte-la-Vie, voilà bien des années. »
J’ai soupiré. « Il s’agissait de vrais corbeaux. Et ils appartenaient à Volesprit. Nous nous entendions peu ou prou, à l’époque. L’ennemi de mon ennemi… Ce genre de truc.
— Tu as bien emporté l’armure d’Ôte-la-Vie, n’est-ce pas ? Et le javelot de Qu’un-Œil ? Tu te doutes bien que tu ne pourras pas retourner en arrière pour aller chercher ce que tu auras oublié.
— Oui, oui. Je les ai. » Le costume d’Ôte-la-Vie était une tenue différente de celle que je portais quelques décennies plus tôt. Cette armure-là s’était égarée durant les guerres de Kiaulune menées par Sahra et Roupille. Elle devait probablement figurer à présent dans le cabinet des trophées de Volesprit. Celle-ci, si elle servait surtout les apparences, provenait malgré tout des meilleures armureries de Hsien et son cachet local était flagrant. Sa surface chitineuse laquée de noir était incrustée de symboles d’or et d’argent associés par Hsien à la sorcellerie, au mal et aux ténèbres. Certains représentaient de puissants personnages ésotériques jadis alliés aux Maîtres d’Ombres. D’autres remontaient à une époque où le culte de Kina, aujourd’hui éteint en Hsien, dépêchait sur les autres mondes des compagnies de Félons chargées de mener une croisade. Tous étaient terrifiants, du moins dans le monde où ils avaient été conçus.
L’armure d’Endeuilleur de Madame, également reconstituée, était plus hideuse encore. Les détails extérieurs en étaient plus flous et notablement plus effrayants, car elle avait insisté pour participer à sa conception et à sa fabrication. L’intérieur de sa tête est rempli d’araignées.
Elle n’a pas eu droit comme moi à deux « mouettes des blessures », mais à plusieurs petites boîtes de teck ouvragées et à une mince liasse de ces étranges feuilles de papier de riz à qui va la prédilection des moines de Khang Phi.
« Tu dois partir. Je veillerai à ce qu’on ne t’envoie pas un messager pour te rappeler. »
J’ai poussé un grognement. J’étais le tout dernier à franchir la Porte d’Ombre de Hsien, à la seule exception de l’oncle Doj, qui avait fait halte pour marmonner quelques mots à Tobo. Madame m’a serré la main très fort quand je l’ai retrouvée du côté périlleux. « On s’en est tirés, chéri. Encore une fois. » Elle avait l’air tout excitée.
« Encore une fois. » Je ne me rappelais pas avoir connu une telle excitation lors d’un départ.
« Tu veux brandir l’étendard tout de suite ? m’a demandé Murgen.
— Pas avant d’être entré réellement dans la plaine. Nous sommes des renégats ici. Évitons de faire passer Roupille pour plus petite qu’elle n’est déjà. » Sur ce, une idée m’est venue. À condition de trouver les matériaux nécessaires… nous pourrions peut-être brandir le vieil étendard de la Compagnie. Nous avions jadis adopté l’emblème de Volesprit : la tête de mort soufflant le feu.
« Parfait, m’a lancé Doj en franchissant la Porte. Une bribe de sagesse. Vraiment parfait. »
J’ai entrepris de gravir la pente donnant accès à la plaine, quelque peu atterré à l’idée de rester le dernier membre vivant de la Compagnie se souvenant encore de sa bannière d’origine. Celle-ci, à l’époque, n’était guère plus joviale qu’aujourd’hui, mais nettement plus animée : neuf pendus vêtus de noir et six dagues d’or sur champ de gueules, écartelés respectivement dans l’angle senestre du chef et l’angle dextre de la Champagne, tandis que l’angle dextre du chef portait un crâne défoncé et l’angle senestre de la Champagne un oiseau perché sur une tête coupée. Un corbeau, sans doute. Ou un aigle.
Rien dans les annales ne laissait entendre quand ni pourquoi nous avions adopté cette bannière.