CHAPITRE 17 : LE PAYS DES OMBRES
INCONNUES
L’AIRE DES CORBEAUX
Tobo ne mit que dix jours à apprendre tout ce qu’il devait savoir pour devenir un mécano de Portes d’Ombre accompli. Ces dix jours parurent nettement plus longs à nombre d’entre nous, car le Cabinet des Neuf, faisant fi des vœux dûment exprimés par les Anciens de Khang Phi et les nobles de la Cour de Toutes les Saisons, avaient émis une bulle déclarant que la Compagnie noire était l’ennemie des Enfants de la Mort et incitant tous les seigneurs de la guerre à rassembler leurs forces pour marcher contre nous.
Le problème germait lentement : les plus proches seigneurs de la guerre en savaient beaucoup trop long sur nous pour se lancer à l’aventure. Les autres préféraient attendre qu’un tiers ait fait le premier pas. La plupart ne prirent même pas la peine de lever des troupes. Et l’afflux de volontaires, d’argent et de matériel destiné à nous aider ne se ralentit pas une seconde, bien au contraire. C’était assez typique de la situation politique de Hsien. La menace que nous représentions pour les Enfants de la Mort ne faisait que croître.
Tobo a achevé les réparations de la Porte d’Ombre de Hsien quatorze jours après notre retour de Khang Phi. En dépit des nuages de guerre qui s’amoncelaient, Roupille ne semblait guère pressée. Sahra lui avait affirmé que nul ne chercherait à nous barrer la route avant des mois… si du moins quelqu’un s’y risquait. Elle prétendait que les seigneurs de la guerre étaient parfaitement incapables de tomber d’accord aussi vite et de réagir si promptement. Inutile de se hâter. La précipitation engendre nécessairement des erreurs. Qui, ensuite, reviennent sans cesse vous hanter.
« Quand on abat du bon boulot, on peut s’attendre à le payer par la suite », ai-je expliqué à Suvrin. Le jeune homme de l’Ombre venait tout juste d’être informé du dernier honneur à lui dévolu : il allait devoir traverser la plaine scintillante en éclaireur et réparer la Porte d’Ombre donnant accès à notre monde. Dès que Tobo aurait fini de le mettre au courant. Tobo n’irait pas en personne, car il ne tenait pas à se séparer de ses petits amis. « Comment te débrouilles-tu en écriture ? » lui ai-je demandé. Le coup était bas.
Il m’a fixé quelques secondes de ses yeux bruns ronds comme des billes, dans un visage aussi lunaire que basané. « Non. Je ne crois pas. J’aime bien ma vie dans la Compagnie. Mais je n’ai pas l’intention de la passer tout entière avec vous. C’est une sorte d’exercice d’entraînement. Une expérience. Pas question de devenir le chef d’une bande de mercenaires. »
Il m’a surpris de plusieurs façons. Jamais encore on ne m’avait dépeint la Compagnie sous ce jour, si nombreux soient ceux qui s’enrôlent dans nos rangs avec la ferme intention de déserter dès que le danger qu’ils fuient sera totalement écarté. Pas plus que je n’avais vu quelqu’un saisir aussi promptement ce que cela signifiait, à longue échéance, de se voir proposer le poste d’apprenti annaliste.
Un tel emploi pouvait signifier un premier pas vers la fonction de capitaine.
Je le taquinais en grande partie, mais Roupille pensait le plus grand bien de Suvrin. Elle pouvait fort bien ne pas prendre cette suggestion à la rigolade.
« Amuse-toi bien de l’autre côté. Et sois prudent. On ne l’est jamais assez quand Volesprit s’en mêle. » J’ai continué de déblatérer à qui mieux mieux. Son visage impavide, son air patient et son regard inexpressif m’ont fait comprendre qu’il était déjà passé par là. J’ai mis un terme à mon boniment. « On te le répétera sûrement cent fois avant ton départ. La Vieille te l’écrira sans doute sur un parchemin que tu devras emporter et relire chaque matin au petit-déjeuner. »
Suvrin s’est fendu d’un petit sourire hypocrite. « La Vieille ?
— Je tentais juste le coup. J’ai la nette impression que ça ne prendra pas.
— Tu peux y compter. »
Je ne m’attendais pas à croiser de nouveau son chemin de ce côté-ci de la plaine. J’avais tort. Nous ne nous étions pas séparés depuis deux minutes que je prenais conscience d’un fait : assister aux exercices de la Porte d’Ombre pouvait m’être fort utile.
L’idée m’a également effleuré d’aller demander la permission au capitaine. J’ai résisté à la tentation.
Madame a décidé que parfaire son éducation ne lui ferait pas de mal non plus.