CHAPITRE 12 : LA PIERRE
SCINTILLANTE
LA SENTINELLE INÉBRANLABLE
L’entité assise sur son énorme trône de bois, au cœur de la forteresse dressée au centre de la plaine de pierre, est un artefact. Sans doute a-t-elle été créée par les dieux qui menaient leurs guerres dans cette plaine. À moins que ses créateurs ne fussent précisément les bâtisseurs de la plaine… s’ils n’étaient pas des dieux eux-mêmes. Les opinions divergent à ce sujet. Les légendes abondent. Le démon Shivetya lui-même ne semble guère enclin à se répandre sur ces faits ou, tout du moins, ne les divulgue que de manière discordante. Il a montré à son dernier chroniqueur plusieurs versions contradictoires d’événements anciens. Renonçant à tout espoir d’établir la vérité avec exactitude, le vieux Baladitya a préféré chercher à percer la signification sous-jacente des dires du golem. Il avait compris que le passé, tout comme l’histoire, est un territoire étranger, une manière de galerie des glaces ; il ne reflète en fait que les aspirations des âmes qui l’étudient dans le temps présent. La vérité absolue n’étanche que la soif de quelques individus déconnectés. Foi et symbolisme suffisent amplement aux autres.
La carrière de Baladitya dans la Compagnie épouse étroitement la vie qu’il menait auparavant. Il écrit. Ce qu’il faisait déjà lorsqu’il était un des copistes de la Bibliothèque royale taglienne. Aujourd’hui encore, il est théoriquement prisonnier de guerre. Il y a de fortes chances pour qu’il l’ait oublié. En réalité, il est désormais beaucoup plus libre de s’adonner à ses passions qu’il ne l’était à la bibliothèque.
Le vieil érudit vit et travaille au pied du démon. Aussi près de son paradis privé, autrement dit, que peut l’imaginer un historien gunni. Du moins s’il ne reste pas trop opiniâtrement attaché à sa doctrine religieuse.
Les mobiles de Shivetya, quand il refuse d’émettre des assertions catégoriques, prennent sans doute racine dans l’amertume que lui inspire son destin. De son propre aveu, il a connu la plupart des dieux. Le souvenir qu’il en a gardé est moins flatteur encore que ceux qui saupoudrent le plus clair de la mythologie gunnie, où bien peu d’entre eux sont érigés en modèles idéaux. Presque sans exception, les divinités gunnies sont cruelles, égoïstes et parfaitement dénuées du moindre sens du rajadharma céleste.
Un grand homme noir est entré dans le cercle de lumière projeté par la lampe de Baladitya. « As-tu appris quelque chose d’excitant aujourd’hui, vétéran ?» Les dépenses du copiste en matière de combustible sont pour le moins prodigues. On l’y autorise.
Le vieil homme n’a pas répondu. Il est pratiquement sourd et exploite abusivement ce handicap. Lame lui-même a fini par renoncer à lui imposer les corvées de routine du campement.
Lame a reposé sa question, mais le nez du copiste est resté obstinément penché sur sa page d’écriture. Sa main est rapide et déliée. Lame est incapable de déchiffrer le complexe alphabet sacerdotal qu’il utilise, à l’exception des quelques rares caractères qu’il partage avec celui de l’écriture usuelle, laquelle n’est que très légèrement plus simple. Lame a plongé le regard dans l’œil du golem. Celui-ci donne l’impression d’être à peu près de la taille d’un œuf de roc. L’adjectif « funeste » lui convenait à merveille. Même le vieux Baladitya, dans toute son ingénuité, n’aurait au grand jamais suggéré qu’on délivrât le démon de ses entraves, les dagues d’argent qui clouent ses membres à son trône. Le démon lui-même, au demeurant, n’a jamais incité personne à le délivrer. Il endure ce calvaire depuis des milliers d’années. Sa patience est celle de la pierre.
Lame a tenté une autre approche : « Un coureur est arrivé de l’Aire des Corbeaux. » À Avant-Poste ou Tête-de-pont, il préfère le surnom dont les indigènes ont affublé le campement de la Compagnie. Il est bien plus tragique et Lame est un homme tragique, féru de gestes tragiques. « Le capitaine s’apprête à disposer incessamment des connaissances nécessaires à la remise en état de la Porte d’Ombre. Une fuite va bientôt se produire à Khang Phi. Elle souhaite que je te pousse à élucider les énigmes de tous les trésors que nous avons déterrés. Elle veut que tu découvres tout. Elle compte décamper très bientôt.
— Il s’ennuie très vite, tu sais, a grogné le vieil homme.
— Quoi ? » Lame, d’abord ébahi, s’est mis en rogne. Le vieux n’avait strictement rien entendu de sa dernière diatribe.
« Notre hôte. » Baladitya n’avait même pas relevé les yeux de sa page. Ils mettraient trop de temps à refaire le point. « Il s’ennuie très vite. » Le copiste se moquait royalement des projets de la Compagnie noire. Il était au septième ciel.
« On aurait pu croire que le changement que nous lui apportions le distrairait.
— Les mortels l’ont déjà distrait plus de mille fois. Il est toujours là. Ce n’est le cas d’aucun d’entre eux, hormis ceux dont se souvient la pierre. » La plaine, quoique bien plus ancienne et vaste que Shivetya, avait peut-être une conscience. La pierre se souvient. Et elle pleure. « Même leurs empires sont oubliés. Pourquoi serait-ce différent cette fois-ci ? »
Baladitya sonnait un tantinet le creux. Ça n’avait rien de déraisonnable, songea Lame, dans la mesure où le vieux copiste passait son temps à sonder cet abîme temporel que représentait le démon. Quand on parle de vanité et de courir après le vent…
« Il nous aide pourtant. Peu ou prou.
— Uniquement parce qu’il est persuadé que nous sommes les derniers êtres éphémères qu’il verra de son vivant. À part les Enfants de la Nuit, quand ils auront réveillé leur Mère ténébreuse. Il est convaincu que nous sommes sa dernière échappatoire.
— Et pour obtenir son aide il nous suffit d’escagasser la méchante déesse puis de l’expédier lui-même dans la nuit éternelle. » Le regard du démon semblait le transpercer comme une vrille. « Rien que ça. Du gâteau, comme disait Gobelin. Bien que cette expression n’ait aucun sens littéral. » Lame a porté les doigts à son front pour saluer le démon. Dont les yeux semblaient désormais rougeoyer.
« Un déicide. Travail qui devrait parfaitement te convenir. »
Lame ne savait trop si Baladitya venait de s’exprimer ou si Shivetya était entré dans son esprit. Les implications de sa dernière remarque ne lui plaisaient qu’à moitié ; elle faisait un peu trop écho à la façon de penser de Roupille, qui s’était soldée par un coup d’arrêt à son petit boulot peinard de Khang Phi et sa mutation consécutive à la tête des opérations qui se déroulaient dans la plaine : il avait dû renoncer aux banquets et aux matelas de duvet pour se contenter dorénavant de rations en boîte et d’un lit de pierre glacé et silencieux, qu’il partageait avec de misérables rêves flétris, un vieil érudit cinglé et un démon gros comme une maison, parfaitement timbré et presque aussi âgé que le Temps.
Sa haine de la religion avait mené Lame durant toute sa vie d’adulte. Il exécrait particulièrement les prosélytes. Compte tenu de ses position et occupation présentes, il aurait normalement dû réprimer le désir de faire partager ses opinions.
Il aurait juré qu’un sourire, l’espace d’un instant, avait joué sur les lèvres du monstre.
Il préféra se passer de commentaires.
Lame est un homme laconique. Il ne croit pas à l’efficacité des grands discours. Il reste persuadé que le golem lit dans ses pensées. À moins qu’il ne soit à ce point lassé des éphémères qu’il n’y prête plus aucune attention.
De nouveau ce soupçon d’amusement. L’hypothèse de Lame ne tient pas debout. Il devrait le savoir. Shivetya s’intéresse au moindre battement de cils de chaque frère de la Compagnie noire. Il a adoubé tous ces hommes « pourvoyeurs de mort ».
« As-tu besoin de quelque chose ? a demandé Lame au vieillard en posant brièvement la main sur son épaule. Avant que je ne redescende. » Ce contact est totalement forcé. Mais Baladitya n’a cure de sa sincérité.
De la gauche, il a ôté la plume de sa main droite et fléchi les doigts. « Je devrais peut-être manger quelque chose. Pas moyen de me rappeler quand j’ai alimenté la chaudière pour la dernière fois.
— Je vais tâcher de te trouver un en-cas. » L’« en-cas » en question serait probablement du riz épicé assorti de manne de golem. Si Lame regrette quelque chose, c’est bien d’avoir passé la plus grande partie de son existence dans une région du monde où la majorité de la population se plie à un régime végétarien lié à ses pratiques religieuses, tandis que le reste se nourrit principalement de poulet ou de poisson. Il se sent prêt à entamer un cochon rôti par n’importe quel bout et à ne s’arrêter qu’en atteignant l’autre.
La section de Lame, tous Enfants de la Mort, voleurs et explorateurs au service de la Compagnie, comprend vingt-six des plus fiables et intelligentes jeunes recrues. Il faut absolument que ces garçons le soient, car Roupille souhaite exploiter les trésors des cavernes situées sous la plaine, et ils doivent comprendre que la plaine ne pardonne aucune erreur. Shivetya voit et sait tout ce qui passe en deçà des portes de son univers. Il est l’âme de la plaine. Nul n’y entre et n’en sort sans son assentiment ou, tout du moins, son indifférence. Et si d’aventure – événement fort improbable – l’intrusion d’un voleur non autorisé le laissait imperturbable, celui-ci n’aurait d’autre recours que de s’enfuir par la Porte d’Ombre donnant sur le Pays des ombres inconnues. C’est la seule qui fonctionne encore et reste sous son contrôle. La seule qui, peut-être, ne le tuerait pas.
La traversée du grand cercle entourant le trône grossier représente une assez longue trotte. Le sol en est tout sauf rudimentaire. C’est une représentation exacte, au quatre-vingtième, de la plaine extérieure, moins les piliers du souvenir, ajouts remontant à une époque postérieure et dus à des hommes qui ne conservent aucun souvenir de ses bâtisseurs, même sous une forme mythologique. Des centaines d’heures de travail ont permis de déblayer la terre et la poussière accumulées à la surface, afin que Shivetya distingue nettement chaque détail de son royaume. Son trône se dresse sur une roue surélevée, elle-même élaborée au quatre-vingtième de ce cercle.
Quelques décennies plus tôt, les tripatouillages de Volesprit avaient déclenché un tremblement de terre, secoué la forteresse et ouvert une vaste crevasse dans ce sol. Hors la plaine, le séisme avait rasé des villes et tué des milliers de gens. Aujourd’hui, le seul souvenir de cette fissure large d’une douzaine de mètres et profonde de plusieurs kilomètres reste une bande rouge et sinueuse qui passe devant le trône. Le mécanisme de la plaine, tout comme Shivetya, se soigne lui-même.
Le grand modèle circulaire s’élève à un mètre au-dessus de ce cercle, lequel est au même niveau que la plaine.
Lame s’est laissé tomber du rebord de la roue puis dirigé vers un trou dans le sol et le sommet des marches menant sous terre. L’escalier descend sur des kilomètres, en traversant grottes naturelles et cavernes artificielles. La déesse Kina gît tout au fond, endormie, attendant patiemment l’avènement de l’Année des Crânes et le début du Cycle de Khadi, la destruction du monde. Blessée.
Des ombres ont remué le long du mur. Lame s’est pétrifié. Qui ? Impossible qu’il s’agisse des siens. Qui donc ? Ou quoi ?
La terreur l’a transpercé. Les ombres mouvantes sont fréquemment le présage d’une mort cruelle. Ces créatures auraient-elles trouvé le moyen de pénétrer dans la forteresse ? Il ne tenait pas à assister de nouveau à l’un de leurs impitoyables banquets. Surtout s’il en fournissait le plat de résistance.
« La Nef », se dit-il en voyant émerger de l’obscurité trois formes humanoïdes. Il les avait reconnues sans les avoir jamais vues. Nul ou presque, au demeurant, ne les voyait jamais. Sauf en rêve. Ou plutôt dans un cauchemar. Les trois membres de la Nef sont d’une laideur invraisemblable. À moins qu’ils ne portent des masques. Les diverses descriptions dont on dispose ne s’accordent sur rien, hormis leur laideur. Lame les dénombra. « Le Washane. Le Washene. Le Washone. » Shivetya avait livré ces noms à Roupille des années plus tôt. Que signifiaient-ils, s’ils avaient une signification ? « Comment sont-ils entrés ici ? » La réponse pouvait être cruciale. Les ombres tueuses risquaient d’emprunter la même brèche.
Comme à son habitude, la Nef tenta de lui communiquer un message. Par le passé, toutes les tentatives dans ce sens s’étaient inéluctablement soldées par un échec. Mais, cette fois-ci, leurs gesticulations semblaient évidentes : ils ne voulaient pas que Lame descende les marches.
Roupille, maître Santaraksita et quelques autres entrés en contact avec Shivetya croyaient que les membres de la Nef étaient la reproduction artificielle des fondateurs de la plaine. Shivetya les aurait créés pour tromper sa solitude, souhaitant établir un lien avec des entités ressemblant plus ou moins à celles dont le grand art avait façonné cet imposant mécanisme et ses cheminements entre les mondes.
Shivetya avait perdu le goût de vivre. S’il périssait, tout ce qu’il avait créé périrait avec lui. La Nef n’était pas encore prête à sombrer dans le néant, en dépit de l’horreur et de l’ennui interminables que la plaine impose à tous ceux qui y vivent.
Lame a écarté les mains de ses flancs en signe d’impuissance. « Vous allez devoir améliorer vos moyens de communication, les gars. » La Nef n’a émis aucun son, mais sa colère croissante est devenue quasi palpable. Une constante depuis la première fois où quelqu’un avait rêvé d’elle.
Lame les fixait, essayant de comprendre. Il songeait à ce que l’aventureuse traversée de la plaine scintillante par la Compagnie noire avait d’ironique. Lui-même était athée. Son périple l’avait conduit à affronter un système écologique entier d’êtres surnaturels. Et Tobo et Roupille, qu’il tenait par ailleurs pour des témoins fiables, prétendaient avoir vu de leurs yeux la sinistre déesse Kina qui, si l’on en croyait la légende, gisait emprisonnée quelque deux kilomètres sous ses pieds.
La foi de Roupille, bien entendu, traversait elle-même quelques crises. Monothéiste vehdna dévote, elle n’avait jamais, au grand jamais, rencontré la moindre preuve terrestre corroborant ses croyances. Même si la preuve du contraire reste mince, la religion gunnie craque douloureusement aux entournures sous le fardeau du savoir que nous avons déterré. Les Gunnis sont des polythéistes habitués à voir leurs dieux revêtir d’innombrables aspects, avatars, formes et travestissements. Au point qu’ils en viennent parfois, dans certains mythes, à s’assassiner ou se cocufier eux-mêmes. Les Gunnis, à l’instar de maître Santaraksita, sont assez souples pour examiner toute découverte et déclarer ensuite que chaque nouvelle information confirme les mêmes vieilles lunes.
Dieu est Dieu, quel que soit le nom qu’on lui donne. Lame avait vu cette affirmation gravée dans nombre de murs carrelés de Khang Phi.
Dès que quelqu’un s’éloigne un tant soit peu de Shivetya, une boule d’un brun ocré s’allume et commence à se baguenauder, survolant telle épaule ou se cachant derrière telle autre. La lumière qu’elle émet n’est pas très puissante, mais parfaitement suffisante dans des ténèbres qui sans elle seraient opaques. Ces boules sont le fait du golem. Shivetya dispose de pouvoirs dont il a oublié l’usage. S’il n’était pas cloué à son trône archaïque, sans doute serait-il lui-même un dieu mineur.
Lame a dû descendre un bon millier de marches avant de rencontrer enfin quelqu’un qui remontait l’escalier. Le soldat portait un lourd paquet. « Sergent Vanh. »
Le soldat a poussé un grognement. Il était déjà essoufflé. Nul n’entreprenait cette escalade plus d’une fois par jour. Lame lui a aussitôt transmis la mauvaise nouvelle, car il craignait de ne pas le revoir avant plusieurs jours : « J’ai reçu un message du capitaine. Il faut mettre les bouchées doubles. Elle se prépare déjà au départ. »
Vanh a marmotté les quelques paroles que grommellent toujours les soldats à ces occasions et continué de grimper. Lame s’est demandé comment Roupille comptait embarquer une telle montagne de trésors, déjà entassés jusqu’au plafond. Largement de quoi, assurément, financer une gentille petite guerre.
Mille autres marches plus bas, ayant répété son message à plusieurs reprises, Lame a quitté l’escalier au niveau que tous appellent la caverne des Anciens, en raison des vieillards qui y sont enterrés. Il y faisait toujours halte pour rendre une petite visite à son ami Cordy Mather. Un rituel destiné à marquer son respect. Cordy était mort. La plupart des autres quidams prisonniers de cette caverne étaient encore vivants, piégés dans des sortilèges de stase. À un moment donné de la sienne, durant la longue Captivité, Mather était parvenu à se libérer de ces sortilèges. Et son succès lui avait coûté la vie. Il n’avait pas trouvé la sortie.
La grande majorité des vieillards confinés dans la caverne ne signifient rien pour Lame ni pour la Compagnie. Seul Shivetya sait qui ils sont et pourquoi ils y ont été ensevelis. Sans doute ont-ils irrité quelque puissant capable de les maintenir à tout jamais en captivité. Plusieurs cadavres, néanmoins, avaient appartenu de leur vivant à des frères de la Compagnie. Quelques autres étaient déjà captifs avant même que Volesprit n’enterre la Compagnie. Ils avaient bien évidemment trouvé la mort parce que Cordy Mather avait tenté de les réveiller. Toucher un Captif sans prendre d’élémentaires précautions de sorcellerie provoque inéluctablement son décès.
Lame a résisté au désir pressant d’allonger un coup de pied au sorcier Ombrelongue. Le dément était un atout d’une valeur inestimable au Pays des ombres inconnues. Grâce à lui, la Compagnie s’était renforcée et enrichie. Elle continuait de prospérer. « Comment vas-tu, Maître d’Ombres ? Tu vas encore passer ici un bon moment, à ce qu’il paraît. » Lame partait du principe qu’Ombrelongue ne pouvait pas l’entendre. Il ne se souvenait pas d’avoir lui-même entendu le moindre bruit durant sa captivité. Ni d’ailleurs d’avoir eu conscience de rien, bien que Murgen prétende que les Captifs, à certaines occasions, semblent conscients de leur environnement. « Ils n’ont pas encore mis la barre assez haut, à mon humble avis. Ça me crève le cœur de l’admettre, mais tu es un type sacrement populaire. À ta façon bien particulière. » Lame, dont on n’aurait su dire qu’il était spécialement porté à la générosité, la miséricorde ni même la compassion, dévisageait Ombrelongue, les mains sur les hanches. Le sorcier, à peine recouvert d’une peau au teint maladif, évoquait un squelette. Son visage était figé dans un hurlement. « “Tout mal endure ici une éternelle agonie”, dit-on toujours, a poursuivi Lame. Ça vaut surtout quand c’est de toi qu’on parle. »
Le Hurleur, autre sorcier fou de la Compagnie, reposait non loin d’Ombrelongue. Celui-là était autrement tentant. Lame ne voyait aucune raison valable de le garder en vie. Ce petit merdeux avait un passé de duplicité remontant à très, très loin, et, en raison même de son confinement, un caractère peu susceptible de se bonifier. Il avait déjà survécu à une Captivité similaire qui avait duré plusieurs siècles.
Tobo n’avait nullement besoin d’apprendre les sortilèges foireux du Hurleur. Et l’éducation de Tobo était la seule excuse à la survie de cet immonde sac à merde, du moins à la connaissance de Lame.
Il alla se recueillir sur la tombe de Mather. Cordy avait été pendant des années son ami intime. Lame lui devait la vie. Il aurait mille fois préféré que ce coup du sort le frappât. Cordy tenait à la vie. Lame, lui, ne survivait que par inertie.
Il poursuivit sa descente dans les entrailles de la terre, dépassa les cavernes aux trésors, pillées pour financer le retour, qu’on espérait aussi spectaculaire que mémorable, de la Compagnie au pays.
Lame n’était guère enclin aux vapeurs, pâmoisons et autres accès de panique. Il avait la tête assez froide pour survivre pendant des années, en qualité d’agent de la Compagnie, dans le camp d’Ombrelongue. Mais plus il s’enfonçait profondément sous la terre, plus il transpirait et devenait nerveux. Il ralentit l’allure. Dépassa la dernière caverne connue. Rien ne reposait plus bas sinon l’ennemi ultime, la Mère de la Nuit elle-même. Celui qui patienterait encore quand tous leurs moindres adversaires auraient été balayés et exterminés.
Pour Kina, la Compagnie noire n’était que l’agaçant bourdonnement de moustique qui aurait continué de vrombir à son oreille, sans avoir la présence d’esprit de déguerpir, après lui avoir tiré deux gorgées de sang.
Lame a de nouveau ralenti le pas. La lumière qui le suivait s’estompait. Alors que jusque-là il voyait distinctement à vingt pas, il ne voyait plus qu’à dix et les quatre derniers semblaient s’enfoncer dans un mur de brouillard noir qui ne cessait de s’épaissir. Les ténèbres, ici, étaient comme vivantes. Elles lui faisaient à présent l’effet d’exercer une pression bien plus forte, un peu comme quand on s’enfonce de plus en plus dans l’eau profonde.
Lame respire de plus en plus difficilement. Il doit s’y contraindre, inhaler à pleins poumons de longues goulées d’air puis poursuivre son chemin à son corps défendant.
Chaque pas, désormais, doit s’accomplir en dépit d’une forte résistance, pareille à celle du goudron visqueux. Chaque pas accentue encore la pression des ténèbres. La lumière qui provient de derrière lui est à présent trop ténue pour lui permettre de distinguer à plus d’un pas au-delà de la coupe qu’il s’apprête à boire.
Lame se soumet fréquemment à cette épreuve. Il compte sur elle pour raffermir sa volonté et son courage. À chacune de ses descentes, il réussit à atteindre ce calice, éperonné surtout par sa colère de ne pouvoir parvenir au-delà.
Cette fois-ci, il essaie une autre méthode. Il balance une poignée de pièces de monnaie ramassées dans une des cavernes aux trésors. Son bras est sans force, mais la gravité n’a rien perdu de son emprise, pas plus que les ténèbres n’ont amorti les sons. Les pièces dévalent les marches en tintinnabulant. Mais pas très longtemps. Au bout d’un bref instant, elles donnent l’impression de rouler sur un sol plat. Puis le silence se fait. Et une petite voix, venant de très, très loin, crie : « Au secours ! »