CHAPITRE 49 : NIJHA
LE SÉJOUR DE LA MORT
Sahra ne cessait d’exiger de nouvelles torches. Comme si l’on pouvait dissiper le désastre en faisant davantage de lumière. Le temps que le capitaine se pointe, cinquante torches, lampes et lanternes éclairaient ce qui était sans doute une écurie avant l’arrivée de la Compagnie.
« Étranglé ? s’est enquise Roupille.
— Étranglé.
— Je suis tentée d’employer le terme “ironique”, mais je crains qu’il n’y ait aucune ironie là-dessous. Doj. Le corbeau blanc de Toubib rôde dehors dans les parages. Trouve-le. Quelques membres du petit peuple traînaient aussi dans le coin, dont certaines créatures chargées de surveiller Singh. Je veux savoir ce qu’elles ont vu. »
Roupille se faisait une idée assez précise de ce que lui apprendraient les ombres inconnues : une autre mouture des rapports qu’elle avait déjà reçus. « J’aimerais aussi qu’on transmette la nouvelle dans le Sud. »
Rien ne se produisait aux alentours de la Compagnie noire sans qu’un phantasme en fût témoin. Les soldats de Hsien le comprenaient à la perfection. Ils tenaient la chose pour acquise et tendaient à se conduire convenablement. Mais ceux qui n’avaient pas fait l’expérience de l’existence en Hsien prenaient beaucoup moins au sérieux les ombres inconnues.
« J’imagine que personne n’a vu Gobelin, n’est-ce pas ? a demandé Roupille une minute plus tard. Que personne ne sait non plus qui était censé le surveiller.
— Il était encore là voilà une minute », a répondu Arpenteur-du-Fleuve.
Roupille a regardé autour d’elle, réfléchi puis marmotté : « Jusqu’à la seconde où j’ai décidé de consulter les ombres inconnues, à coup sûr. » Seconde qui devait précisément coïncider avec celle où le petit sorcier s’était aperçu que son passé récent n’était un mystère pour personne. Et que Roupille, histoire de voir si elle pouvait en apprendre davantage, lui avait tendu une corde pour se pendre.
« Tu veux que je te le ramène ? a demandé Arpenteur. En un seul morceau ?
— Non. » Pas maintenant. Pas tant que le sorcier le plus talentueux à sa disposition serait un vieillard chenu dont les talents, en dehors du maniement de l’épée, n’étaient même pas assez développés pour lui permettre de jeter un sort aux gens ni aux bêtes. « Mais j’aimerais assez savoir où il se trouve. » Doj, en revanche, pouvait parfaitement s’en charger. Les ombres inconnues lui parlaient. Parfois. Quand l’envie leur en prenait. « Pour l’instant, contente-toi de poster des gardes supplémentaires auprès des Voroshk. Gobelin avait l’air de s’intéresser à eux de très près pendant le voyage. Je ne voudrais pas qu’il leur arrive malheur. Ni qu’ils se carapatent. » Il ne lui est pas venu à l’esprit de renforcer l’escorte du Hurleur, notre sorcier comateux. Mais dame Fortune, en l’occurrence, lui a souri.
Gobelin, s’avéra-t-il, avait mis le grappin sur une paire de destriers rapides et quelques vivres laissés pour compte avant de se tirer de Nijha en direction du nord, le tout sans attirer aucune attention. Roupille, quand elle l’a appris, a bien failli se répandre en obscénités. Une voix a fait remarquer que le petit sorcier avait toujours eu le coup pour prendre la poudre d’escampette. « En ce cas, quelqu’un aurait dû le surveiller pour l’empêcher d’en tirer profit, a grondé Roupille.
— Je ne peux ni l’arrêter ni le contrôler, lui a expliqué l’oncle Doj, mais je peux au moins lui pourrir la vie.
— De quelle manière ?
— Ses chevaux. Les molosses noirs s’amusent énormément avec eux. Et s’il tente de les mener à un point d’eau… » Il a gloussé méchamment.
« Dépêche-les. » Roupille a fait signe à Sahra. « Je n’ai pas arrêté de balancer au cours de la réunion. Je guettais un signe. Je viens de le recevoir. Nous allons cesser de nous précipiter et progresser lentement jusqu’à une contrée plus hospitalière, nous arrêter là où nous serons en mesure de vivre en autarcie sans rencontrer trop de problèmes et attendre que tout le monde nous ait rattrapés. Dans le même temps, nous lancerons un appel aux volontaires désireux d’apporter leur soutien au Prahbrindrah Drah et à la Radisha. » Si du moins l’on se souvenait d’eux.
« Attends surtout mon fils. » Sahra était furieuse et malheureuse, mais trop épuisée pour opposer une bien forte résistance. « Maintenant que Murgen n’est plus notre arme principale.
— Oui. Surtout Tobo. Il crevait les yeux, ce soir, que, sans lui, nous pourrions nous retrouver dans de très sales draps. »
Sahra n’a rien ajouté. Elle était lasse de livrer une guerre où ceux-là mêmes qu’elle souhaitait épargner refusaient de tenir compte de ses inquiétudes.