CHAPITRE 13 : LE PAYS DES OMBRES INCONNUES

VOYAGE À TRAVERS HSIEN

La géographie physique du Pays des ombres inconnues rappelle étroitement celle de notre propre monde. Les divergences proviennent essentiellement de l’empreinte de la main de l’homme.

Néanmoins, les topographies de ces deux mondes diffèrent fondamentalement, tant sur le plan moral que sur le plan culturel. Les Nyueng Bao eux-mêmes éprouvent encore de grandes difficultés à établir ici un contact réel  – alors que les Enfants de la Mort et eux ont des ancêtres communs. Mais les Nyueng Bao ont échappé à Maricha Manthara Dhumraksha et à ses pareils voilà plusieurs siècles, puis ont édifié un îlot culturel constamment balayé par des vagues d’immigration étrangères.

Hsien proprement dite s’étend grosso modo sur les territoires que nous connaissions chez nous sous le nom de Terres des Ombres, du temps où les Maîtres d’Ombres prospéraient encore. Ses plus lointaines marches, qu’aucun de nous n’a explorées, sont nettement plus peuplées que les nôtres. Au temps jadis, chaque ville de ces contrées hébergeait un nid de résistance contre les Maîtres d’Ombres. Peu de ces groupes communiquaient entre eux, en raison même des restrictions imposées aux déplacements par l’espèce qui régnait en maître. Néanmoins, lorsque le soulèvement se déclencha, nombreux furent les champions locaux qui se levèrent pour assurer son succès.

La fuite du dernier Maître d’Ombres se traduisit par une vacance du pouvoir. Les chefs de la résistance s’adoubèrent eux-mêmes pour la combler. Hsien demeure sous la tutelle de leurs descendants : des dizaines de seigneurs de la guerre en perpétuel conflit, dont aucun ne parvient réellement à prendre le pas sur les autres. Quiconque donne l’impression de se renforcer un tant soit peu est aussitôt réduit en pièces par une coalition des autres.

Le Cabinet des Neuf est une assemblée anonyme et disparate, composée de seigneurs de la guerre d’âge vénérable dont chacun est censé représenter une des neuf provinces de Hsien. Mais c’est totalement faux et ça n’a jamais été vrai… bien que peu de gens le sachent en dehors des Neuf eux-mêmes. C’est une pure et simple fiction, destinée à maintenir le statu quo et le chaos actuel.

Aux yeux de la population, le Cabinet des Neuf est une cabale de maîtres secrets exerçant leur contrôle sur toute chose. Les intéressés s’en flatteraient volontiers, mais, en réalité, ils n’ont qu’un pouvoir très limité. La situation ne leur offre que bien peu d’outils susceptibles de leur permettre d’imposer leur volonté. Toute démonstration d’autorité risque de leur faire perdre leur anonymat. Ils se contentent donc le plus souvent d’émettre des bulles et de prétendre parler au nom de Hsien. Ils gens s’y conforment parfois. Quand ils n’obéissent pas aux moines de Khang Phi. Ou à la Cour de Toutes les Saisons. De sorte que chacun cherche à s’assurer les grâces de la populace.

On craint surtout la Compagnie noire parce qu’elle reste un joker dans le paquet de cartes des seigneurs de la guerre. Elle n’a d’allégeance envers aucun des suzerains locaux. Elle pourrait réagir brutalement, dans un sens ou dans l’autre, pour les raisons les plus fantasques. Pire : elle a la réputation d’héberger de puissants sorciers, chargés d’assister des soldats chevronnés menés par des officiers compétents, et aucun de ces hommes ne serait handicapé par un excès de pitié ou de compassion.

Le peu de popularité dont elle jouit tient essentiellement au fait qu’elle a su livrer le dernier Maître d’Ombres à la justice de Hsien. Et, pour les paysans, à l’affaiblissement considérable des fiévreuses querelles intestines opposant tous ces seigneurs depuis qu’un monstre imprévisible, à croissance exponentielle, se tapit dans le Sud.

En dernière analyse, tous ces seigneurs et dirigeants de Hsien préféreraient que la Compagnie décampe. Notre présence exerce une trop forte pression sur un état de choses qui perdure depuis toujours.

Bien que je ne sois pas encore entièrement rétabli, je me suis affecté de mon propre chef à la délégation qui doit gagner Khang Phi. Je ne recouvrerai jamais mes forces à cent pour cent. La vision de mon œil droit reste floue. Je suis décoré de quelques cicatrices de brûlure passablement intimidantes. Je ne récupérerai jamais non plus l’usage intégral des doigts de ma main droite, légèrement paralysée. Mais je suis persuadé de pouvoir jouer un rôle essentiel dans ces transactions, dont l’enjeu est l’obtention des secrets de la Porte d’Ombre.

Seule Sahra partage mon avis. Mais elle est notre ministre des Affaires étrangères. Elle seule a suffisamment de patience et de tact pour traiter avec ces factieux que sont les neuf membres du Cabinet… Une partie de nos désaccords tient à ce que nos femmes ne se contentent pas de faire la cuisine et de se coucher sur le dos.

Évidemment, je soupçonne volontiers Sahra d’être la seule (de Roupille, de Madame, de la Radisha et d’elle-même) capable de faire bouillir de l’eau sans la brûler. Cela dit, elle pourrait fort bien avoir tout oublié désormais de ce savoir-faire.

À en juger par les réactions des paysans sur notre route, la progression de la Compagnie faisant marche vers le centre intellectuel de Hsien déclenche la terreur. Bien que notre troupe ne se compose gardes inclus, que de vingt et une âmes. Humaines.

Les petits frères ténébreux de Tobo nous entourent et nous suivent en si grand nombre qu’il leur est impossible de rester constamment invisibles. Les vieilles peurs et les anciennes superstitions se réveillaient dans notre sillage, puis la terreur nous a bientôt précédés, nous devançant à une allure bien supérieure à la nôtre. Les gens s’éparpillaient à notre approche. Peu leur importait que les petits amis nocturnes de Tobo se tinssent tranquilles. La superstition triomphait de toutes les preuves matérielles.

Plus nombreux, nous n’aurions jamais franchi le portail de Khang Phi. Même dans cette ville, au sein de ces soi-disant intellectuels, la terreur qu’inspiraient les ombres inconnues était encore assez épaisse pour qu’on la coupât au couteau.

Sahra avait dû admettre, longtemps auparavant, que ni Madame, ni Qu’un-Œil ni Tobo ne pourraient pénétrer dans ce reliquaire du savoir. Les moines se montraient particulièrement paranos à l’endroit des sorciers. Roupille avait donc préféré se conformer à leurs vœux. Et aucune de ces trois personnes ne faisait partie de notre petite troupe à notre arrivée devant le portail inférieur de Khang Phi.

Une très étrange jeune femme, en revanche, se trouvait dans nos rangs. Elle se faisait appeler Shikhandini, ou Shiki pour faire plus court. Elle n’avait aucun mal à exciter les sens de tout mâle ignorant qu’il s’agissait de Tobo travesti. Nul n’avait le pourquoi ni le comment de cette affaire, mais il crevait les yeux que Sahra méditait une entourloupe. Tobo était manifestement la carte qu’elle gardait dans sa manche. De surcroît elle soupçonnait plusieurs des Neuf de nourrir de mauvaises intentions à notre égard, qui ne tarderaient pas à se manifester.

Quoi ? Des hommes de pouvoir méditant des projets secrets ? Non ! Ça paraît insensé.

 

Khang Phi est un haut lieu d’enseignement et de spiritualité. Le dépositaire de la connaissance et de la sagesse. C’est un monastère extrêmement ancien, qui a survécu aux Maîtres d’Ombres. Il inspire le respect à tous les Enfants de la Nuit par tout le Pays des ombres inconnues. C’est également un terrain neutre, puisqu’il ne fait partie du fief d’aucun seigneur de la guerre. Les voyageurs qui se dirigent vers Khang Phi ou en repartent pour rentrer chez eux jouissent théoriquement de l’immunité.

Théorie et pratique divergent fréquemment. Quoi qu’il en soit, nous ne laisserions jamais Sahra voyager sans une protection bien visible.

Khang Phi est bâti à flanc de montagne. Blanchi à la chaux, il s’élève d’environ mille pieds au-dessus du niveau de la mer, pour s’enfoncer dans des nuages permanents. On ne distingue pas de son pied ses plus hauts édifices.

Chez nous, sur le même site, une falaise nue surplombe l’entrée sud de la seule passe carrossable permettant de franchir la chaîne de montagnes connue sous le nom des Dandha Presh.

Une existence entière consacrée à guerroyer m’incitait à me demander si ce monastère n’aurait pas commencé la sienne sous l’aspect d’une forteresse. Il commande effectivement cette extrémité de la passe. J’ai cherché des yeux les champs cultivés nécessaires à l’alimentation de sa population. Ils étaient bel et bien là, accrochés eux aussi à flanc de montagne, et formaient des terrasses évoquant les marches de géants aux jambes arquées. Les anciens, génération après génération, un panier à la fois, avaient apporté ici le terreau qu’ils étaient allés chercher à des kilomètres. Et ce labeur, sans aucun doute, doit encore perdurer de nos jours.

Maître Santaraksita, Murgen et Thai Dei nous ont retrouvés devant un portail inférieur très ornementé. Je ne les avais pas vus depuis très longtemps, bien que Murgen et Thai Dei aient assisté aux funérailles de Gota et Qu’un-Œil. J’étais encore inconscient à l’époque et je les avais ratés. Le vieux maître Santaraksita n’allait plus nulle part tant il était gras. Cet érudit âgé se contentait de finir ses jours à Khang Phi en feignant d’être l’espion de la Compagnie. Il vivait désormais parmi ses pareils. Confronté à un bon millier de défis intellectuels. Il avait rencontré sur place des gens aussi avides d’apprendre ce qu’il savait qu’il l’était de pomper leur savoir. Il avait trouvé son véritable foyer.

Il a accueilli Roupille à bras ouverts. « Dorabee. Enfin ! » Il persistait à l’appeler Dorabee, car c’est sous ce nom qu’il l’avait tout d’abord connue. « Tu dois absolument me permettre de te faire visiter la grande bibliothèque pendant ton séjour ! Comparée à celle que nous gérions à Taglios, c’est une splendeur. » Il nous a tous inspectés du regard. Sa liesse s’est envolée. Roupille avait amené les mauvais. Des types dont il était persuadé qu’ils se serviraient de livres comme de petit-bois par une nuit un peu trop fraîche. Des gars dans mon genre, balafrés, brèche-dents, à qui il manquait des doigts et dont le Pays des ombres inconnues n’avait jamais vu la couleur de la peau.

« Je ne suis pas venue passer des vacances érudites, Sri. Mais pour obtenir, d’une manière ou d’une autre, des renseignements sur la Porte d’Ombre. Les nouvelles qui me parviennent de l’autre côté ne sont guère encourageantes. Je dois remettre la Compagnie en branle avant qu’il ne soit trop tard. »

Santaraksita a hoché la tête, regardé autour de lui pour vérifier qu’on ne les écoutait pas, cligné de l’œil et hoché de nouveau la tête.

Saule Cygne s’est penché en arrière et il a levé les yeux vers le ciel avant de me demander : « Tu crois pouvoir monter jusqu’en haut ?

— Donne-moi quelques jours. » De fait, j’étais présentement en bien meilleure forme que pendant cette nuit d’enfer. J’ai perdu du poids et je me suis musclé.

Mais je m’essouffle toujours assez vite.

« Tu peux mentir autant que ça te chante, vieillard », m’a répondu Cygne. Il a démonté puis tendu les rênes à l’un des gamins qui commençaient de grouiller autour de nous. Rien que des garçons entre huit et douze ans, tous aussi silencieux que si on leur avait tranché les cordes vocales, et tous vêtus de la même robe marron clair. Incapables de les nourrir, leurs parents les avaient confiés à Khang Phi quand ils n’étaient encore que des nourrissons. Ceux-là étaient déjà bien avancés sur la voie du noviciat. Nous n’en verrions probablement pas de plus jeunes.

Cygne a ramassé un caillou de quatre centimètres de diamètre. « Je le jetterai quand nous serons là-haut. Je veux le voir tomber. »

Il y a un Saule qui n’a jamais grandi. Il continue de faire des ricochets à la surface des mares et des fleuves. Il a tenté de m’enseigner cet art sur le trajet jusqu’à Khang Phi. Ni ma paume ni mes doigts ne sont plus adaptés à la forme d’une pierre capable de faire des ricochets. Les tâches que ma main ne peut plus accomplir sont innombrables. Tenir une plume pour écrire m’est déjà une pénible corvée.

Qu’un-Œil me manque.

« Tâche de ne pas bosseler le crâne d’un seigneur de la guerre. Déjà qu’ils ne nous aiment pas beaucoup, pour la plupart. » Ils ont peur de nous. Et ne trouvent aucun moyen de nous manœuvrer. Ils continuent de nous fournir des provisions et nous permettent encore de recruter dans l’espoir que nous partirons un jour ou l’autre. En leur abandonnant Ombrelongue. Nous ne les avons pas prévenus que ce financement local ne nous serait pas nécessaire pour entreprendre notre campagne au-delà de la plaine.

Au bout de quatre siècles, c’est pratiquement devenu un automatisme : Tiens en dehors tous ceux qui te semblent un peu trop nerveux. Et ne leur dis rien qu’ils n’ont pas besoin de savoir.

Ombrelongue. Maricha Manthara Dhumraksha. Il porte encore d’autres noms. Aucun n’est synonyme de popularité. Tant que nous aurons la possibilité de le leur livrer enchaîné, les seigneurs de la guerre toléreront pratiquement tout de notre part. Vingt générations de leurs ancêtres réclament justice.

Je soupçonne la méchanceté d’Ombrelongue d’avoir pris de l’envergure en fonction du ressassement de leurs légendes, qui font des géants de ceux qui l’ont chassé.

Bien qu’ils soient eux-mêmes des soldats, les seigneurs de la guerre ne nous comprennent pas. Ils n’arrivent pas à se mettre en tête qu’ils sont des guerriers d’une espèce différente, guidés par un moindre destin.