CHAPITRE 55 : LES CONFINS DES TERRITOIRES TAGLIENS

LE LONG DE LA VILIWASH

Roupille nous a tous surpris. Notre pacte avec Volesprit l’agaçait visiblement, mais elle n’a pas fait trop d’esclandre. « Je ne m’étais pas préparée à cette situation. J’espère, Tobo, que tu as pris des dispositions pour interdire à la Protectrice de nous espionner.

— Elle ne voit que ce que nous souhaitons lui montrer. Ce qui signifie qu’elle ne sait strictement rien de nos agissements. Uniquement ceux de nos ennemis communs. »

Ce qui, concernant Boubou, se résumait à pas grand-chose. En dépit de tous ses efforts pour disparaître durant la nuit qui avait suivi la première rencontre de ses ravisseurs avec les piquets de garde de Volesprit, elle était toujours prisonnière. Et serait livrée à la Protectrice dans quelques jours.

Gobelin, se déplaçant plus vite qu’eux, avait rapidement gagné du terrain et Tobo estimait qu’il ne s’en trouvait plus qu’à quelque cinquante kilomètres. J’ai suggéré qu’il risquait de créer beaucoup plus d’ennuis que Boubou à Volesprit.

« Serait-ce ainsi que naissent les mythes ?» me suis-je demandé à voix haute.

Tous m’ont regardé comme s’ils n’étaient pas bien certains de vouloir comprendre mes allusions sibyllines.

« Voilà un groupe qui explore d’étranges contrées, où la grande majorité des gens ne pourraient pas se rendre même s’ils le souhaitaient, me suis-je expliqué. Et des parents proches qui se chamaillent en s’efforçant de s’entre-tuer.

— Et y parviennent, a marmonné Murgen.

— Ça me plaît, a fait Tobo. Dans mille ans, on se souviendra peut-être de moi comme du dieu des tempêtes. Ou quelque chose de ce genre.

— De ce genre ? s’est enquis son père. Pourquoi pas comme du petit dieu qui fabriquait de petits cailloux à partir de gros rochers ? »

Quelque temps plus tôt, on avait surpris Tobo en train de faire exploser des pierres. Pour le seul plaisir de les voir s’émietter et d’entendre ricocher leurs fragments. Il en éprouvait encore un certain embarras. Mais il faut bien s’amuser de temps en temps. La Compagnie noire, de nos jours, n’est même pas moitié aussi drôle que dans mon jeune temps.

J’ai ricané. « Nous crapahutions à raison de près de soixante-dix kilomètres par jour. Rien que des côtes. Dans la neige. Quand nous ne pataugions pas dans les marais.

— Hein ?

— Je me suis dit que je devais peut-être commencer à m’entraîner pour mes vieux jours. Comment fais-tu exploser ces rochers ?

— Oh ! Rien de plus simple. Il suffit d’en sonder plus ou moins l’intérieur. De trouver l’eau. Et de la faire bouillir jusqu’à ce que le rocher fasse boum. »

Trouver l’eau. À l’intérieur d’un rocher. Et il fait boum. D’accord. Je me devais de poser la question. J’ai changé de sujet. « Comment vont les jeunes Voroshk ? » En dépit de tout le travail qu’il devait abattre, Tobo trouvait toujours le temps de rendre visite à nos captifs. Sidérant ce que ce gamin réussissait à accomplir en une seule journée !

Je me souvenais encore de l’époque où je vivais sur le même rythme. Celle où nous escaladions toutes ces collines. Les pieds humides et glacés.

« L’oncle Doj leur apprend à parler le taglien comme s’ils étaient nés dans le delta, à l’ombre du temple de Ghanghesha.

— Excellent. » Il blaguait, bien entendu.

« Ils commencent à maîtriser la langue. Shukrat et Magadan devraient même la parler, à présent. Arkana a un peu plus de mal à suivre, mais elle rattrape son retard. Aucun ne pleure Sedvod. Gromovol, son frère, est têtu comme une mule. La perte de son monopole d’interprète lui déplaît souverainement. Il adore tenir les manettes. Dans tous les cas. Mais lui aussi fait des progrès.

— C’est donc Gromovol le casse-couilles ? À qui correspondent les autres noms ? Je ne les avais encore jamais entendus.

— Parce qu’ils n’ont pas renoncé à l’espoir de voir leur famille les sauver de leur propre sottise. Ils croient encore plus fermement que les Gunnis qu’on peut se servir de leur nom pour leur nuire. Qu’il existe un lien entre l’âme et le nom.

— Ce qui signifierait que ces Shukrat, Magadan et je ne sais quoi d’autre encore ne sont pas leurs noms véritables ?

— Ce sont ceux qu’ils utilisent en public. De vrais noms, mais uniquement utilitaires. Pas leurs noms réels.

— Je n’ai jamais vraiment pigé cette notion, mais j’ai appris à vivre avec. Qui est qui, alors ?

— Shukrat est la plus petite des deux filles. Celle qui s’est écrasée par terre.

— Celle qui a le béguin pour toi ? »

Tobo m’a ignoré. Cette capacité à ignorer va sûrement de pair avec le don de sorcellerie. « Arkana est la Reine des Neiges. Que j’aimerais assez faire fondre, au demeurant. Et Magadan le garçon taciturne. »

Ce serait sans doute, à mon avis, le plus dangereux de tous. S’il s’y décidait. Il observait, étudiait et planifiait. Sans jamais rouspéter ni même évoquer la menace de pouvoirs s’exerçant à un monde de distance. « Leur as-tu expliqué ce qu’il était advenu de leur Porte d’Ombre ?

— Ils n’ont pas voulu me croire mais m’ont pris assez au sérieux pour décider de se présenter à moi. En conclure qu’ils risquaient dorénavant d’appartenir un bon bout de temps à notre monde.

— Tu leur as rappelé qu’ils en avaient eux-mêmes fait la demande ?

— Bien sûr. Shukrat a même réussi à en rire. Elle a beaucoup d’humour. Pour une fille. Qui n’a pas demandé, elle, à être là. »

Compte tenu de son expérience en matière de filles, je pouvais comprendre qu’il tînt le sens de l’humour (si pauvre fût-il) pour un trait de caractère masculin. Seule l’épouse d’Iqbal Singh souriait et plaisantait parfois. Et, de toutes les femmes qui avaient lié leur destin à celui de la Compagnie, le sort de Suruvhija était sans doute le plus misérable.

« Mais tu ne vois en elle que ses longues jambes, ses longs cheveux blonds, ses grands yeux bleus et une paire monumentale de nichons. » Une fois installés en terre civilisée, il nous faudrait trouver une catin à ce garçon. Vingt balais et encore puceau !

D’un autre côté, pour maîtriser toute l’énergie dont nous exigions présentement qu’il fît preuve, c’était plutôt recommandé. Nous ne nous apprêtions pas précisément à vivre des temps qui nous permettraient le luxe de laisser la nature déconcentrer notre plus talentueux sorcier.

Peut-être devrions-nous lui trouver une compagne de voyage ?

Je parvenais sans mal à m’imaginer ce qu’en penserait sa maman.

« À l’avenir ! ai-je dit en brandissant la main comme si je levais mon verre. Il va falloir décider Cygne et Lame à fonder leur distillerie.

— C’est ce que je regrette le plus dans la mort de Qu’un-Œil, a déclaré Murgen.

— J’ai une idée. Peut-être Gobelin finira-t-il par avoir tellement la pépie qu’il enverra paître Kina pour monter un alambic. »

Il avait fallu que je mentionne Gobelin. Ça a carrément cassé l’ambiance.

Tous ceux qui avaient connu le vieux Gobelin devaient affronter ces souvenirs chaque fois que son nom revenait sur le tapis. Des souvenirs qui risquaient de se révéler trompeurs si nous devions un jour nous colleter avec son revenant en chair et en os. Dussent-ils ne provoquer qu’une seule seconde d’hésitation.

S’il fallait réellement le pourchasser âprement, il eût mieux valu, pour notre propre sécurité, dépêcher des natifs de Hsien à ses trousses. Eux ne feraient pas de sentiment. Ils ne le connaissaient que par ouï-dire.

Je n’étais nullement pressé de voir ce jour arriver. « Tobo, qu’allons-nous faire du Hurleur maintenant que nous avons ralenti la cadence ?» ai-je demandé. Une entière compagnie d’infanterie devait se coltiner le fardeau du sorcier assoupi, et ce depuis le jour où nous les avions remontés des profondeurs de la terre, Ombrelongue et lui. Sa seule tâche était de transporter et de protéger le Hurleur. « Il faut prendre une décision. Si Roupille ne le réveille pas pour passer un arrangement avec lui, autant le tuer. Avant que Volesprit ne pressente que nous le détenons et ne nous le subtilise pour l’utiliser à son profit. »

Je m’inquiétais de ce que Roupille ne prît pas suffisamment le Hurleur au sérieux. Elle ne s’était jamais frottée à lui. Pas assez, en tout cas, pour comprendre combien il était dangereux. Au moins autant que Volesprit. Et encore plus cinglé.

Le Hurleur ne fait pas partie de nos ennemis jurés, bien qu’il ait œuvré contre nous plus souvent qu’à son tour. Il a trop tendance à se laisser déporter vers le siège apparent du pouvoir. Lui-même est si puissant que j’aurais préféré le savoir avec nous que contre nous. Voire mort.

« Les avis sont partagés. Roupille se contenterait volontiers de le livrer aux chacals. Maman aussi, mais elle continue d’avoir ces prémonitions. Tu sais comme les grandes prémonitions sont l’apanage des femmes de la famille Ky.

— L’une d’elles réunissait ton père et ta mère.

— À quoi bon pleurer sur le lait renversé ? a demandé Cygne. Pourquoi quelqu’un n’irait-il pas demander à Roupille si nous ne pourrions pas nous installer quelque part, dans la mesure où elle n’a plus l’air de vouloir gagner aussi précipitamment sa destination ? Devoir établir tous les jours le campement pour s’arracher le lendemain, c’est plutôt pénible quand on n’a nulle part où aller. »

Notre lente dérive vers le nord nous autorisait de longs bivouacs. Je mettais ces périodes à profit pour travailler aux annales. Madame, quant à elle, s’attachait à faire cueillir de pleines charretées de tiges de bambou, de manière à s’atteler bientôt à la fabrication d’une nouvelle génération de lance-boules de feu. Tobo donnait des leçons aux jeunes Voroshk. Je me joignais à lui à l’occasion. Le jeune Magadan semblait avoir le don de guérison. Nous allions devoir approfondir cela.

Arkana restait la Reine des Neiges. Shukrat se détendait de plus en plus en notre compagnie. Et Gromovol avait décidé de devenir mon copain… sans doute pour étayer le plan qu’il était en train d’échafauder.

Sans s’en vanter, Tobo avait réussi à maîtriser les rudiments du maniement des poteaux volants Voroshk. Du moins de l’un de ces poteaux volants en particulier. Je soupçonnais Shukrat de l’y avoir aidé. Ce fut d’ailleurs sur son poteau qu’il s’éclipsa au beau milieu de la nuit, cédant complaisamment au penchant des jeunes gens pour l’aventure.