CHAPITRE 18 : LE PAYS DES OMBRES
INCONNUES
CAP AU SUD
Des feux de camp étaient allumés sur les versants lointains. face à Avant-Poste. Ces pestes de magots des rochers avaient émigré. Les nuées de corbeaux s’épaississaient en revanche. « Les mouettes des blessures », les avais-je entendu surnommer je ne sais plus où. Le Cabinet des Neuf avait réussi à lever une armée de branquignols plus vite que ne l’avait cru possible notre ministre des Affaires étrangères, un tantinet abasourdie.
« Pas trop tôt, ai-je déclaré à Murgen alors que nous partagions une jarre de brutal récemment déterrée. À Qu’un-Œil ! » On n’arrêtait pas d’en découvrir. Nous faisions de notre mieux pour qu’il ne tombe pas aux mains des troufions, au risque de susciter l’indiscipline. « Ta légitime avait l’air de dire qu’ils ne tenteraient rien avant l’an prochain. Si du moins ils tentaient quelque chose. »
L’irruption de forces hostiles n’était pas une très grosse surprise, bien entendu. Pas tant que Tobo était chargé de l’espionnage.
« À Qu’un-Œil ! On l’a déjà vue se tromper, capitaine. » Il commençait déjà à bredouiller. Ce garçon ne tient pas l’alcool. « À de rares occasions.
— Rares occasions. »
Murgen a levé son verre pour porter un toast. « À Qu’un-Œil. » Puis il a secoué la tête. « J’aime cette femme, capitaine.
— Hum. » Oh-ho ! J’espérais qu’on n’allait pas s’embrouiller. Mais je pouvais comprendre son problème. Elle prenait de l’âge. Nous avions passé quinze ans en stase sans vieillir d’une minute. Sans doute un petit dédommagement des dieux, désireux de se faire pardonner de nous avoir autant maltraités le reste du temps. Mais Sahra, la mère de son fils, la femme qui comptait plus pour Murgen que sa propre vie, n’avait pas fait partie des Captifs.
Et tant mieux pour nous. Car elle s’était consacrée à la délivrance de Murgen. Et avait fini par réussir. Nous libérant par la même occasion, moi, ma femme et la plupart des Captifs. Mais elle avait beaucoup changé et semblait avoir pris bien plus de quinze ans. Et leur fils avait grandi. Quant à Murgen, aujourd’hui encore, soit quatre ans après notre résurrection, il n’avait toujours pas l’air parfaitement réadapté.
« Tu peux surmonter ça, lui ai-je dit. Béni soit Qu’un-Œil ! Sors-toi-le de l’esprit. Vis dans l’instant. Ne t’inquiète pas de l’après. Fais comme moi. » En termes d’expérience pure, ma femme avait vécu plusieurs siècles avant ma naissance. « Tu as eu la chance d’être le spectre qui partageait sa vie et chevauchait avec elle, même s’il t’était impossible de la toucher. » Je cohabite, pour ma part, avec les dix mille fantômes du passé de mon épouse, et nous n’avons encore parlé que de très peu d’entre eux. Elle refuse tout bonnement de discuter de l’ancien temps.
Murgen a poussé un grognement et marmotté quelques mots à propos de Qu’un-Œil. Il avait du mal à me comprendre, bien que j’articule avec la plus grande précision. « Tu n’as jamais été un très gros buveur, hein, capitaine ?
— Non. Mais j’ai toujours été un bon soldat. J’ai toujours fait ce qu’il fallait quand il le fallait.
— Pigé. »
Nous étions installés dehors, bien entendu, à contempler les étoiles filantes et les constellations de brasiers balisant le campement ennemi. Il semblait y avoir une multitude infinie de ces feux de camp. Bien davantage que ne le suggéraient les chiffres qu’on nous avait rapportés. Un petit génie de seigneur de la guerre jouait les mariolles !
« Ils ne viendront pas, a déclaré Murgen. Ils vont se contenter de rester assis sur leur cul. Tout ça pour le bénéfice des Neuf. De la pure et simple frime ! »
J’ai bu un autre coup à la santé de Qu’un-Œil, tout en me demandant si Murgen répétait une allégation de son épouse ou de son fils. J’ai incliné la tête pour donner plus de champ à mon œil gauche. Ma vision de nuit est sujette à caution, même quand je suis sobre.
« Je ne pense pas que tu puisses apprécier à sa juste valeur le niveau de terreur qui règne dans ce campement, a-t-il poursuivi. Il ne se passe pas une nuit sans que mon gars n’entreprenne une action pour le faire grimper. Il n’en a encore endommagé aucun, mais ils ne sont pas idiots. Le message est limpide. »
Il suffit d’envoyer les molosses noirs traverser leur camp, bouffer dans leurs marmites, voire pisser dedans, et une petite douzaine de créatures de la nuit de moindre envergure arracher leurs piquets de tente, déclencher des incendies, voler leurs bottes et leurs trésors, pour obtenir des résultats assurés d’affecter le moral des troupes. Si habile que vous vous trouviez, jamais les troufions ne croiront aux salades que vous leur servirez pour les rassurer.
« Le hic, c’est qu’ils viendront malgré tout, si jamais leur chef décide que guerre il y aura. » Je le savais. Je suis depuis toujours dans la Compagnie. J’ai vu des hommes se battre dans des conditions invraisemblablement adverses. Inversement, bien sûr, j’en ai vu perdre tout courage quand ces conditions semblaient idéales. « À Qu’un-Œil ! Il était pour beaucoup dans la glu qui assurait notre cohésion.
— À Qu’un-Œil ! Tu sais que le quatrième bataillon fait marche ce soir ?
— Marche ?
— Vers la plaine. Ils sont probablement déjà en train de lever le camp.
— Suvrin n’a pas pu réparer déjà la Porte. »
Murgen a haussé les épaules. « Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu. Sahra l’a dit à Tobo. Elle le tenait de Roupille. »
Derechef, on n’avait tenu aucun compte de l’annaliste ; ni dans la préparation du plan ni dans la prise de décision. L’annaliste en concevait une très vive irritation. Dans une vie antérieure, il avait acquis une grande expérience de la préparation d’une campagne et de la gestion de vastes groupes de grognards mal embouchés. Il avait encore son mot à dire.
Dans un éclair de lucidité, j’ai brusquement compris pour quelle raison on m’avait évincé. À cause de cette créature qui avait tué Qu’un-Œil. Roupille se moquait royalement qu’elle fût châtiée. Elle ne tenait pas à perdre son temps ni à gaspiller de précieuses ressources à cet effet. En particulier le temps d’en débattre avec moi et ceux qui partageaient mon avis.
« Je devrais peut-être tenter de venger Qu’un-Œil », ai-je marmonné.
Un brusque coq-à-l’âne n’était pas fait pour indisposer Murgen. D’autant qu’il était en train de sonder plus attentivement son cœur. « Qu’est-ce que tu racontes ? m’a-t-il demandé. C’est même impératif. »
Il était donc d’accord avec moi. Je me suis rendu compte qu’il connaissait Qu’un-Œil depuis bien plus longtemps que tout le monde, moi excepté. Je continuais de voir en lui une jeune recrue parce qu’il avait été pratiquement le dernier à s’enrôler dans nos rangs du temps que nous servions la Dame, dans un autre monde désormais si lointain et à une époque si éloignée qu’il m’arrivait presque, parfois, d’éprouver de la nostalgie pour le bon vieux temps de cette sale période.
« Une dernière à la santé de Qu’un-Œil ! Et j’aimerais assez savoir quand reviendra le bon vieux temps.
— Oh, mais il est là, capitaine. Un peu partout. C’est juste qu’il ne pointe pas le bout de son nez. »
Je me suis remémoré quelques bons moments. Mais ça n’a pas eu d’autre résultat que de m’inciter à réfléchir sur ce qu’il aurait pu advenir. À Boubou. Et, quand il m’arrive de mélanger alcool fort et réflexions sur ma fille, le temps vire irrémédiablement à l’orage. Plus je vieillis, dirait-on, plus il a tendance à tourner maussade.
« As-tu une idée de la stratégie de Roupille ? » ai-je demandé. Elle en avait nécessairement une. Intrigues et micmacs seraient son point fort. Suffisamment, en tout cas, pour lui avoir permis de surpasser en finesse la Radisha et ma belle-sœur.
« Pas la moindre. J’en savais beaucoup plus long du temps où je jouais les fantômes.
— Tu ne sors plus jamais de ton corps ?
— Je suis guéri. Dans ce monde-ci, tout du moins. »
Mauvaise limonade, je le crains. Les liens lâches qui retiennent son esprit à son corps ont été pendant des années l’arme la plus puissante dont disposait la Compagnie. Qu’allions-nous devenir si nous n’étions plus capables de voir ce qui se passait là où nous ne nous trouvions pas ?
On a vite fait de devenir gâté pourri.
Quelque chose a gloussé dans le noir. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’on se payait ma tête. Puis une énorme boule de feu a traversé le ciel nocturne au-dessus de la vallée. La créature invisible s’amusait aux dépens des soldats d’en face.
« La jarre est vide, ai-je bougonné en me renversant en arrière pour la secouer et me jeter la dernière goutte dans le gosier. Je vais voir si je ne peux pas en faire apparaître une autre là où nous avons trouvé celle-ci. »