CHAPITRE 14 : LE PAYS DES OMBRES
INCONNUES
KHANG PHI
Saule et moi regardions par une fenêtre de la salle de conférence où se tiendraient les négociations avec le Cabinet des Neuf. Ultérieurement. Il leur avait fallu un certain temps pour s’infiltrer dans Khang Phi puis passer un nouveau déguisement leur permettant de préserver leur anonymat. Nous ne distinguions strictement rien en contrebas à part de la brume. Cygne n’a pas gaspillé son caillou. « Je croyais avoir retrouvé la forme, ai-je déclaré. Je me trompais. J’ai mal partout.
— On dit que certaines personnes, une fois leur apprentissage terminé et leur fonction attribuée, passent toute leur vie sans jamais descendre ou monter plus d’un étage, a-t-il répondu.
— Ça compense pour toi et moi. » Cygne n’avait sans doute pas voyagé aussi loin que moi, mais quelques milliers de kilomètres de plus ou de moins ne comptent guère en regard d’un changement de monde. J’ai essayé de distinguer la plate-forme rocheuse que nous avions traversée à l’approche de Khang Phi. Plus je scrutais le brouillard et plus il semblait s’épaissir.
« Tu songes à repartir par le plus court chemin ? m’a demandé Cygne.
— Non. Je me dis qu’un tel isolement risque de rétrécir considérablement la vision du monde. » Sans parler de la répercussion sur le mental de l’absence totale de femelles à Khang Phi. Les rares femmes qu’on y rencontre appartiennent à un ordre de nonnes qui ont fait vœu de célibat et se chargent d’élever les nourrissons confiés au monastère, de soigner les vieillards et les impotents. Le reste de sa population se compose des moines (eux-mêmes confiés en bas âge au monastère) qui tous ont, eux aussi, fait vœu de chasteté. Les plus fanatiques des frères s’interdisent physiquement de céder à la tentation. Ce qui ne manque pas de faire frémir les miens, qui les trouvent encore plus bizarres que les ténébreux amis de Tobo. Nul soldat ne chérit l’idée de perdre son meilleur ami et jouet de prédilection.
« L’étroitesse de vue peut être une force autant qu’une faiblesse », a fait observer une voix derrière nous. Nous nous sommes retournés. L’ami de Roupille, Surendranath Santaraksita, venait de se joindre à nous. L’érudit avait tourné à l’indigène, adopté la tenue locale et la coupe de cheveux à la Khang Phi – c’est-à-dire la boule à zéro –, mais seul un aveugle, sourd de surcroît, aurait pu le prendre pour un autochtone. Sa peau était plus brune et moins translucide que celle des natifs du pays, et ses traits dessinés plutôt comme les miens ou ceux de Cygne. « Cette brume et cette vision étroite permettent aux moines de se détacher des choses de ce monde. Pour autant, leur neutralité reste intacte. »
Je me suis bien gardé de faire allusion au rôle joué jadis par Khang Phi dans l’apologie du règne des Maîtres d’Ombres, ni à sa collaboration. L’érosion du temps et un mensonge pérenne s’étaient chargés d’expurger cet embarrassant épisode historique.
Santaraksita était un homme heureux. Il était convaincu qu’en ces lieux les êtres cultivés n’étaient pas contraints de se prostituer au pouvoir temporel pour poursuivre leurs études. Il croyait même que le Cabinet des Neuf s’en remettait à la sagesse des plus âgés des moines. Il était incapable de se rendre compte que la relation entre le Cabinet et Khang Phi tournerait vite à la soumission du monastère si le premier acquérait davantage de pouvoir Maître Santaraksita est certes brillant, mais il reste naïf.
« Comment ça ? lui ai-je demandé.
— Ces moines sont si étrangers au monde qu’ils ne tenteront jamais de lui imposer quoi que ce soit.
— Il n’empêche que le Cabinet des Neuf compte s’exprimer d’ici. » Le Cabinet adore émettre des bulles qui, le plus souvent, sont ignorées par la population et les seigneurs de la guerre.
« En effet. Les Anciens y tiennent. En espérant qu’un peu de leur sagesse déteindra avant que leur pouvoir ne devienne purement symbolique. »
Je n’ai pas mis les pieds dans le plat. Je n’ai fait aucune allusion à une sagesse qui préférait soutenir une cabale de maîtres secrets plutôt qu’un seul homme fort ou ce qui subsistait de l’aristocratie à la Cour de Toutes les Saisons. « On dirait bien, en effet, qu’ils essaient de trouver la meilleure solution pour Hsien, ai-je répondu. Mais je ne me fie pas à des gens qui jouent leur chemise sur des hommes masqués. » Inutile de lui dire que le Cabinet des Neuf n’avait aucun secret pour nous. Peu de leurs paroles, faits et gestes échappent aux familiers de Tobo. Aucune de leurs identités ne nous reste cachée.
Nous agissons en partant du principe que le Cabinet et les seigneurs de la guerre ont posté des espions parmi nos jeunes recrues. Ce qui explique aussi pourquoi ils opposent si peu de résistance à notre recrutement d’Enfants de la Mort.
Il n’est guère difficile d’identifier la plupart des espions. Roupille ne leur montre que ce qu’elle souhaite leur faire voir. Je suis persuadé que cette petite sorcière rancunière et vindicative leur réserve un sort cruel.
Elle m’inquiète. Il lui reste à assouvir quelques vieilles rancunes, mais je sais que les objets de sa haine ont depuis longtemps quitté ce monde impunis. Elle risque toujours, malgré tout, de déverser son fiel sur quelque bouc émissaire, ce qui ne tournerait certainement pas à l’avantage de la Compagnie.
« Que désirez-vous ? ai-je demandé à Santaraksita.
— Rien de particulier. » Son visage a adopté une expression froidement neutre. Il est l’ami de Roupille. Je le mets mal à l’aise. Il a lu mes annales. En dépit de ce que Roupille lui a fait traverser, il n’arrive toujours pas à appréhender les cruelles réalités de notre mode de vie. Je reste persuadé qu’il ne rentrera pas avec nous. « J’espérais revoir Dorabee avant le début des négociations. Ce pourrait être important.
— Je ne sais pas où elle est passée. Shiki brille aussi par son absence. Elles devaient nous retrouver ici. » Les mœurs locales interdisent aux femmes de cohabiter avec des hommes. Sahra elle-même devait occuper une chambre séparée de celle de Murgen, bien qu’ils soient légalement mariés. Et la présence de Shikhandini lui créait des obligations supplémentaires. Elle tenait à distraire les saints hommes, mais pas au point de leur faire perdre les étriers. Juste assez, peut-être, pour qu’ils cèdent sur un ou deux points délicats. Mais opérer cette diversion ne serait pas l’unique tâche de Shiki.
Maître Santaraksita s’est brièvement broyé les mains avant de croiser les bras et de les enfoncer dans les manches de sa robe. Il semblait préoccupé. Je l’ai scruté plus attentivement. Il savait quelque chose. J’ai jeté un coup d’œil à Cygne. Il a haussé les épaules.
Murgen et Thai Dei ont fait irruption, hors d’haleine. « Où sont-elles ? » s’est enquis Murgen. Thai Dei avait l’air soucieux, mais il n’a rien dit. Il ne dirait rien, d’ailleurs. Ce type s’exprime rarement. Dommage que sa sœur n’ait pas appris à suivre son exemple.
Mais lui aussi savait quelque chose.
« Roupille et Sahra ne se sont pas encore montrées, a répondu Cygne.
— Le Cabinet des Neuf va fulminer, ai-je ajouté. À quel jeu joueraient-elles ? »
Santaraksita a reculé avec nervosité. « Les Inconnus ne sont pas arrivés non plus. »
Mes compagnons formaient un groupe hétéroclite. À l’arrivée de Roupille, cinq ethnies seraient représentées. Six en comptant Santaraksita pour l’un des nôtres. Roupille affirme que cette seule diversité suffit à intimider le Cabinet des Neuf.
Elle entretient d’autres concepts non moins baroques.
Je vois mal comment elle peut s’imaginer que les effaroucher pourrait nous être utile. Tout ce que nous leur demandions, c’était l’autorisation de rechercher les données nous permettant de réparer et de manœuvrer les Portes d’Ombre. Les moines de Khang Phi étaient disposés à partager ce savoir avec nous. Plus la Compagnie se multipliait et plus les moines souhaitaient la voir décamper. Ils redoutent davantage les hérésies que nous propageons que toutes les armées que nous pourrions ramener ultérieurement.
Cette dernière crainte empêche les seigneurs de la guerre de dormir. Mais eux aussi sont pressés de nous voir déguerpir, car plus nous grossissons et plus ils prennent conscience de la réalité immédiate de la menace. Et je ne les en blâme pas : à leur place, je ferais le même raisonnement. Toute l’histoire de l’humanité argue en faveur de la suspicion face à une troupe d’étrangers armés jusqu’aux dents.
La gent femelle a fait son entrée. Saule Cygne a ouvert les bras en croix. « Où donc étiez-vous passées ? » a-t-il tragiquement demandé. Il a adopté une posture différente et déclamé son texte sur un autre ton. Puis d’une troisième façon. Se gaussant.
« Ta fille a flirté avec tous les acolytes que nous avons croisés en chemin », a déclaré Sahra à Thai Dei.
J’ai jeté un coup d’œil à Shiki et froncé les sourcils. Cette fille semblait presque évanescente. Plus rien d’une vamp. J’ai cligné des yeux, mais son aspect nébuleux n’a pas disparu. Je lai mis sur le compte de mon mauvais œil. Elle ressemblait plus à un fantôme égaré qu’à un garçon travesti s’amusant de jouer ce rôle.
Shiki se faisait passer pour la fille de Thai Dei aux yeux des habitants de Hsien, car il était notoirement connu que Sahra n’avait qu’un fils. Thai Dei, son frère, avait si bien réussi à se cantonner dans l’obscurité que, même à l’Aire des Corbeaux, les indigènes ne soulevaient jamais la moindre question sur cette Shikhandini qui se faisait si rare et qui, normalement, aurait dû naître alors que son père était enseveli sous la plaine. Personne non plus, au demeurant, ne se montrait enclin à s’inquiéter de ce qu’il était advenu de la mère de l’enfant. On pouvait balayer le sujet de quelques vagues marmonnements courroucés.
Shiki était toujours évaporée, toujours en proie à de petits ennuis et toujours considérée comme une menace pour l’équilibre mental des jeunes mâles.
Elle s’est pétrifiée. Puis a gloussé. « Je ne flirtais pas, affirma-t-elle. Je parlais, c’est tout. » Réfutation bien piètre, comme machinale, alors qu’elle aurait dû être véhémente.
« On t’avait dit de ne pas parler aux moines. C’est la règle, ici.
— Mais, père… »
Une fois déclenchée, la petite comédie ne devait jamais s’arrêter. On pouvait nous observer. Mais ce n’était qu’une comédie. Et plutôt bien jouée, du moins pour ceux d’entre nous qui n’ont pas l’habitude de fréquenter de très jeunes femmes.
Maître Santaraksita continuait de chuchoter à l’oreille de Roupille. Il avait dû lui annoncer quelque chose qu’elle souhaitait entendre, car son visage s’est illuminé comme un phare. Elle ne s’est pas donné la peine, toutefois, de rendre compte à l’annaliste. Les capitaines sont tous pareils. Toujours à faire des cachotteries. Sauf moi, bien sûr. De mon temps, j’étais la franchise incarnée.