CHAPITRE 30 : LE KHATOVAR

PUIS ALLUME LE BÛCHER

Un glapissement suraigu s’est élevé au-dessus de nos têtes. Le Voroshk qui tombait tout à l’heure en ruant des quatre fers a traversé le toit de feuillage d’un abri. Son piaillement s’est arrêté tout net. Des débris de toit ont volé vers le ciel. « Va jeter un œil, Murgen ! » ai-je ordonné.

Quand j’ai reporté le regard sur le forvalaka, j’ai constaté que Gobelin nous rejoignait. Il s’est frayé un chemin à travers la foule, s’est planté devant le monstre et l’a toisé. Elle en était à la moitié de sa métamorphose : ses pattes étaient redevenues les bras et les jambes d’une femme nue affreusement balafrée. Elle était encore assez lucide pour reconnaître le petit sorcier.

« On a essayé de t’aider et tu as refusé de nous laisser faire, a déclaré le petit homme à face de crapaud. On aurait pu te sauver, mais tu t’es retournée contre nous. Essayer de baiser la Compagnie noire, ça se paie. » Il a tenté de s’emparer du javelot noir.

Les hommes ont bondi dans tous les sens. Une demi-douzaine de tiges de bambou ont brusquement pivoté vers Gobelin. D’autres ont tombé l’arbalète.

La bouche du petit sorcier s’est ouverte et refermée à plusieurs reprises, puis il a lentement retiré sa main.

Les dernières paroles prononcées par Qu’un-Œil sur son lit de mort avaient dû passer de bouche à oreille.

« Vous n’auriez peut-être pas dû me sauver ! a-t-il couiné.

— Nous n’en avons rien fait, a rétorqué Madame sans s’étendre davantage, avant de m’attirer à l’écart. Bowalk est morte un peu trop facilement. Il y est pour quelque chose. »

J’ai jeté un regard sur le forvalaka. « Elle n’est pas encore morte.

— Elle aurait dû se montrer plus féroce, normalement.

— Même en tenant compte des amulettes et du javelot de Qu’un-Œil ?»

Elle y a réfléchi. « Ça se peut. Une fois qu’elle sera refroidie, tu ferais bien de planquer cet engin. Je n’aime guère la lueur qui brille dans l’œil de Gobelin quand il le regarde. »

Cette lueur était présente en ce moment même, bien que le petit sorcier, persuadé qu’un seul geste de sa part risquait de déclencher une réaction aussi rapide que violente, ne se montrât guère enclin à tenter le diable.

Cygne et son équipe s’approchaient : quatre de ses hommes portaient chacun un coin d’une civière improvisée. Lui-même trottinait en tête. « Attends un peu de voir ça, Toubib, a-t-il haleté. Tu ne vas jamais le croire. »

Au même instant, Murgen exigeait d’un cri un autre brancard. L’autre Voroshk avait donc lui aussi survécu.

Cygne avait mis dans le mille. La fille étendue sur la litière était effectivement incroyable. À peu près seize ans, blonde et aussi sublime que le fantasme d’un adolescent. « Est-ce qu’elle est réelle, chérie ? ai-je demandé à ma femme avant d’ajouter pour Cygne : Beau boulot, Saule. » Il l’avait ficelée et bâillonnée de manière à lui interdire la plupart de ses petits tours de sorcière.

« Reculez, les gars », a fait Madame. La fille n’avait plus grand-chose sur le dos. Et nombre de nos hommes étaient portés de nature, dans la mesure où elle nous avait agressés, à ne voir en elle qu’une proie facile. Parfois même portés de nature à infliger le même traitement à un prisonnier du sexe mâle. Sans doute étaient-ils mes frères, mais ça n’ôtait rien à leur cruauté.

« Va chercher Doj et tâche de ramasser tout ce qui aurait pu appartenir à cette fille, a ordonné Madame à Cygne. Ses vêtements, et plus particulièrement l’engin qu’elle montait. Oui, chéri, elle est bel et bien réelle, a-t-elle fini par me répondre. Mis à part une touche de maquillage. Je commence déjà à la détester. Gobelin ! Arrive et reste là où je te verrai. »

J’ai contemplé la fille Voroshk sans trop m’attarder sur la lascivité ni sur la fraîcheur qui s’en dégageaient, mais en me concentrant plutôt sur sa blondeur et sa pâleur. J’ai lu toutes les annales depuis le premier volume (bien qu’il ne s’agisse plus, au bout de tant de générations, je dois l’admettre, que d’une copie de copie de copie de l’original), entamé avant même que nos ancêtres ne quittent le Khatovar. Ces hommes n’étaient ni grands ni blonds ni blancs de peau. Se pouvait-il que les Voroshk fussent un fléau venu d’un autre monde, à l’instar de ces Maîtres d’Ombres qui avaient envahi celui de Hsien et le mien ?

À cet instant précis, Madame a retiré son casque pour mieux me fusiller du regard et m’interdire de reluquer. Et je me suis rendu compte qu’elle aussi était très blanche de teint, bien qu’elle ne fût pas blonde.

Pourquoi la population du Khatovar devrait-elle être plus homogène que celle de mon monde natal ?

Murgen et son équipe revenaient au petit trot, chargés d’une autre litière grossière où reposait un second corps. Le premier avait réchappé à la plupart des effets du feu et de la collision. Celui-là n’avait pas eu autant de chance.

« Encore une fille », ai-je fait observer. Difficile de ne pas s’en rendre compte. Cela crevait encore davantage les yeux. Si possible.

« Plus jeune que la première.

— Mais aussi bien roulée.

— Mieux, de là où je me tiens.

— Des sœurs, a grondé Madame. As-tu une idée de ce que cela signifie ?

— Probablement que les Voroshk nous vouaient si peu de respect qu’ils nous ont dépêché quelques gamines pour leur donner l’occasion de s’entraîner. Mais, après ce qui vient d’arriver, papa et grand-papa risquent de s’intéresser à nous d’un peu plus près. » J’ai fait signe à mes gens. « Rassemblement, messieurs. Dans un délai très bref, le ciel va sûrement se remplir d’une présence hostile, ai-je ajouté dès que tous ceux qui n’avaient rien de mieux à faire m’ont entouré. J’aimerais que vous commenciez à démonter les tentes et que vous fassiez repasser la Porte d’Ombre à tout le matériel et aux bêtes. Séance tenante.

— Tu crois que le troisième réussira à rejoindre l’armée Voroshk ? m’a demandé Madame.

— Pas question de parier sur le contraire. Tous les enfants optimistes de ma mère sont morts depuis un bon demi-siècle. » J’ai jeté un dernier coup d’œil au forvalaka. Il avait pratiquement retrouvé l’apparence de Lisa Bowalk. La tête exceptée. « On dirait un animal mythologique, vous ne trouvez pas ? »

Elle n’était pas encore morte. Ses yeux étaient ouverts. Ce n’étaient plus des yeux de chat. Ils imploraient. Elle n’avait pas envie de mourir.

« Elle ne fait pas plus vieille qu’à notre dernière rencontre », ai-je déclaré à Madame. C’était encore une jeune femme séduisante  – du moins pour quelqu’un qui avait consacré ses années formatrices à tenter de survivre dans le plus sordide quartier de taudis d’une ville réellement hideuse. « Eh, Crabe ! Trouve Slobo. Vous allez m’empiler sur cette créature tout le petit-bois que vous pourrez dégotter.

— Je vais les aider, a suggéré Gobelin.

— Je vais te dire ce que tu vas faire, l’avorton. Si tu veux réellement te rendre utile, confectionne plutôt une paire de brancards solides pour qu’on puisse embarquer nos deux petites copines.

— Sont-elles en état de voyager ? a demandé Madame.

— Si elle était réveillée, l’aînée pourrait sans doute se lever et claudiquer le long du sien. Mais avant de pouvoir préciser la gravité des blessures de l’autre, il faudrait que je l’examine d’un peu plus près.

— Gare à ce que tu tripotes et paluches, vieil homme !

— On aurait pu se dire qu’avec l’âge tu finirais par acquérir un sens de l’humour un peu plus prononcé, vieille femme. Tu devrais savoir que toute profession a ses petits avantages. Un chirurgien se doit de tripoter et palucher.

— Tout comme une épouse.

— Je savais bien que j’avais oublié un détail quand nous avons procédé à cette cérémonie. J’aurais dû amener un avocat. Crabe ! Personne ne manie ce javelot avant que le feu ne soit allumé. Et moi seul pourrai y toucher. Où sont passés mes oiseaux ? Il faut que je leur demande de rameuter les molosses noirs. » Nous ne pouvions pas les abandonner sur place. Ils constitueraient une arme déterminante dans notre conflit avec Volesprit. Sans doute Roupille les regrettait-elle déjà amèrement.

Cygne et trois autres approchaient poussivement, lourdement chargés du poteau qu’avait monté l’aînée des deux filles. Cygne pantelait. « Ce foutu machin pèse une tonne ! » Les quatre autres s’apprêtaient déjà à le laisser tomber.

« Non ! a aboyé Madame. Doucement. Souvenez-vous de ce qui est arrivé à l’autre… Là-haut ? » Elle montrait du doigt. De la fumée, de la poussière ou je ne sais quoi continuait d’encrasser le ciel. De temps à autre, un éclair pétaradait encore à l’intérieur du nuage. « C’est mieux. Gobelin ! Doj ! Allez jeter un coup d’œil à ce phénomène.

— Examine un peu ce tissu », m’a conseillé Saule en me tendant un lambeau d’étoffe noire.

Quasiment impondérable, il évoquait la soie au toucher et s’étirait sans se déchirer ni rien perdre de son épaisseur. C’était du moins l’impression qu’il donnait.

« Maintenant, regarde ! » Cygne a lardé l’étoffe de son couteau. La lame ne la transperçait pas. Pas plus qu’elle ne la lacérait.

« Voilà un petit truc bien pratique, pas vrai ? me suis-je exclamé. Une chance que nous ayons eu les bambous. Jette un coup d’œil là-dessus, trésor. Montre-lui, Cygne. Vous autres, transportez-moi ce poteau de l’autre côté de la Porte. Pressons-nous un peu, les gars. Ces gens savent voler. Et la prochaine troupe qui se pointera risque de se montrer assez inamicale. » Nul, au demeurant, n’avait besoin de mes encouragements. Une file continue d’hommes, d’animaux et de matériel remontait déjà la pente. L’aînée des sorcières Voroshk, ligotée sur la première civière de Gobelin, avait déjà pratiquement atteint son sommet.

« Regarde si tu ne trouverais pas dans une des huttes un poteau ou une bûche ressemblant de près ou de loin à cet objet volant », ai-je suggéré à Cygne quand il a eu terminé de montrer l’étoffe à Madame.

Celle-ci, tout comme Gobelin et Cygne, m’a fixé. Cette fois, j’ai campé sur mes positions et refusé de m’expliquer. J’avais l’intuition que la Voroshk ne tiendrait pas à perdre son poteau. Mes camarades l’auraient sans doute compris, mais, si je m’en étais ouvert à eux, ils auraient exigé des explications plus fournies.

« Celle-là présente des fractures, de vilaines brûlures, des plaies, coupures et abrasions, et sans doute quelques dommages internes, ai-je déclaré.

— Et ? s’est enquise Madame.

— Et j’en conclus qu’elle ne nous sera pas d’une très grande utilité. Qu’elle mourra probablement entre nos mains. Je ferai tout ce que je peux pour elle puis je l’abandonnerai aux siens.

— On se ramollit avec l’âge ?

— Comme je viens de le dire, elle nous poserait sûrement plus de problèmes qu’elle n’en vaut la peine. En outre, sa sœur devrait se rétablir en un clin d’œil. Donc, si je soigne convenablement celle que je compte laisser sur place, les Voroshk se montreront peut-être moins enclins à nous tourner autour pour essayer de nous nuire.

— Que feront-ils ?

— Je n’en sais rien. Je ne veux même pas le savoir. Je tiens seulement compte du fait qu’ils ont réussi à faire passer Bowalk sur la plaine, aller et retour, et par deux Portes d’Ombre différentes sans en endommager aucune. J’espère qu’ils n’ont pas le pouvoir de faire subir le même sort à toute une armée.

— Auquel cas ils n’auraient nullement besoin de s’emparer de nous. Il y a de fortes chances pour que Bowalk n’ait pu effectuer ce périple qu’en raison de ce qu’elle était et parce qu’elle les avait défoncées une première fois. »

J’ai scruté le forvalaka. Sa tête elle-même était désormais celle de Lisa Daele Bowalk. La même Lisa Bowalk qui avait dévasté Marron Shed un millier d’années subjectives plus tôt. Ses yeux étaient fermés, mais elle respirait encore.

On allait devoir y remédier.

« Coupe-lui d’abord la tête, m’a conseillé Madame. Puis allume le bûcher. »