CHAPITRE 5 : UNE AIRE DE CORBEAUX

QUARTIER GÉNÉRAL

Avant-Poste est une ville paisible aux murs blancs et aux larges artères. Nous avons adopté la coutume indigène de tout passer à la chaux, sauf le chaume et les plantes décoratives.

Les jours fériés, certains autochtones se peignaient eux-mêmes mutuellement en blanc. Le blanc, au temps jadis, avait été l’un des grands symboles de la résistance aux Maîtres d’Ombres.

Notre cité est artificielle et militaire : toute quadrillée, rectiligne et silencieuse. Sauf de nuit, quand les petits amis de Tobo se mettent à brailler en meutes. Le jour, le boucan est limité aux terrains d’exercice, où la dernière poignée d’indigènes aspirant à l’aventure s’instruisent des méthodes commerciales de la Compagnie. J’étais fort éloigné de tout cela, sauf de l’éventuelle rectification d’erreurs commises durant l’entraînement. Personne de mon époque ne prenait encore des responsabilités. Comme Qu’un-Œil, je suis une relique de l’ancien temps, une vivante icône d’une histoire qui doit tant au seul lien social dont nous nous servons pour maintenir la cohésion de la Compagnie. On me sort pour des occasions particulières et l’on me demande de faire des sermons commençant par : « En ce temps-là, la Compagnie servait… »

C’était une nuit d’effroi : les deux lunes illuminaient tout, projetant des ombres conflictuelles. Et les amis de Tobo semblaient de plus en plus inquiets. J’ai commencé d’en discerner nettement quelques-uns, trop préoccupés pour songer à se dissimuler. Je l’ai le plus souvent regretté.

Le vacarme autour de la Porte d’Ombre s’est encore accru avant de retomber. On voyait maintenant des lumières briller là-bas. Deux boules de feu ont fendu l’air juste avant que j’atteigne mon objectif. Je commençais moi aussi à me sentir dans mes petits souliers.

Le quartier général est un vaste bâtiment du centre-ville, haut de deux étages. Roupille l’avait rempli de ses assistants, partenaires ou fonctionnaires qui comptabilisent le moindre clou de fer à cheval ou grain de riz. Elle avait fait du haut commandement une activité bureaucratique. Et ça ne me plaisait pas. Naturellement. Parce que je suis un vieux ronchon qui se rappelle encore comment ça se passait au bon vieux temps, quand on faisait les choses bien. À ma façon.

Je ne pense pas avoir perdu mon sens de l’humour. Je trouve assez ironique d’être devenu mon propre grand-père.

Je me suis mis sur la touche. J’ai transmis le flambeau à quelqu’un de plus jeune et de plus énergique, plus fin stratège de surcroît. Mais je n’ai pas pour autant renoncé au droit de m’impliquer, d’apporter ma contribution, de critiquer et, plus particulièrement, de me plaindre. Il faut bien que quelqu’un le fasse. De sorte que j’exaspère parfois mes cadets. Ce qui leur fait le plus grand bien. Ça forge le caractère.

J’ai traversé nonchalamment le rez-de-chaussée affairé dont Roupille se sert comme d’un paravent au monde extérieur. De jour comme de nuit, une équipe y est de service, comptant les pointes de flèche ou les grains de riz. J’allais devoir lui rappeler de sortir de temps en temps au grand jour. Ce n’est pas en élevant des barricades qu’elle se protégera de ses démons, car ils sont déjà en elle.

Je suis assez vieux, me semble-t-il, pour sortir d’une telle discussion sans une égratignure.

À mon entrée, son visage mat et émacié, presque asexué, a trahi son irritation. Elle était en prière. Voilà bien une chose que je ne comprends pas. En dépit de tout ce qu’elle a traversé, et qui tendrait plutôt à infirmer la doctrine vehdna, elle persiste dans sa foi.

« J’attendrai que tu en aies terminé. »

Ce qui l’agaçait au plus haut point, c’est que je l’avais prise sur le fait. Mais ce qui la gênait, en revanche, c’était qu’elle ait encore besoin de croire malgré tout.

Elle s’est levée et a replié son tapis de prière.

« Il va très mal, ce coup-ci ?

— La rumeur était fausse. Il ne s’agissait pas de Qu’un-Œil mais de Gota. Et elle n’est plus. Mais autre chose semble le tracasser : quelque chose qui risque, selon lui, d’arriver. Il s’est montré plutôt clair à cet égard. Cela dit, dans la mesure où les amis de Tobo font montre d’un comportement nettement plus bizarre qu’à l’ordinaire, il se pourrait que ce ne soit pas uniquement le fruit de l’imagination de Qu’un-Œil.

— Je ferais bien d’envoyer quelqu’un chercher Sahra.

— Tobo s’en occupe. »

Roupille m’a fermement dévisagé. Sans doute est-elle de petite taille, mais ça n’ôte rien à sa présence ni à son assurance. « Qu’est-ce que tu as derrière la tête ?

— Je ressens plus ou moins la même chose que Qu’un-Œil. À moins que l’idée d’une paix prolongée ne me soit naturellement insupportable.

— Madame continue de te harceler pour que tu rentres à la maison ?

— Non. La dernière fusion de Murgen avec Shivetya l’inquiète. » C’était le moins qu’on pût dire. L’histoire contemporaine de notre monde a viré au cauchemar cruel. Le culte des Félons y connaît un nouvel essor et fait des centaines de nouveaux adeptes. En même temps, dans une tentative aussi démentielle que futile pour exterminer ses ennemis, pour la plupart imaginaires, du moins jusqu’à ce que Mogaba et elle ne les suscitent par leur zèle intempestif, Volesprit s’employait à houspiller les Territoires tagliens. « Elle n’en a rien dit, mais elle craint que Boubou ne manipule plus ou moins Volesprit. J’en suis convaincu.

— Boubou ? » Roupille n’avait pu réprimer un sourire.

« C’est ta faute. Je le tire d’un de tes écrits.

— C’est ta fille.

— Il faut bien lui trouver un nom.

— Je n’arrive pas à croire que vous ne lui en ayez pas donné un, tous les deux.

— Elle est née avant… » J’aime bien « Chana ». Le prénom était bien assez bon pour ma grand-mère. Mais Madame aurait refusé. Il ressemble un peu trop à Kina.

Et Boubou est sans doute un cauchemar ambulant, mais elle reste la fille de Madame. Et, là où elle a été élevée, les mères choisissent le prénom de leur fille. Toujours. Le moment venu.

Ce moment ne viendra jamais. L’enfant nous a reniés l’un et l’autre. Elle précise sans doute que notre chair a assurément donné vie à la sienne, mais elle est animée de l’absolue conviction d’être la fille spirituelle de la déesse Kina. D’être la Fille de la Nuit. L’unique objectif de son existence est de précipiter l’avènement de l’Année des Crânes, ce grand désastre humanitaire qui libérera sa mère spirituelle assoupie et lui permettra d’exercer à nouveau sa férocité sur le monde. Ou les mondes, en fait, comme nous l’avons découvert quand ma quête des origines de la Compagnie noire nous a conduits à cette forteresse, ravagée par les millénaires, qui se dresse dans la plaine scintillante, entre notre monde et le Pays des ombres inconnues.

Le silence a perduré. Roupille a longtemps rempli la fonction d’annaliste. Elle a rejoint très jeune les rangs de la Compagnie. Les traditions ont une très grande valeur à ses yeux. En conséquence, elle s’est toujours montrée d’une courtoisie impeccable envers ses prédécesseurs. Mais je reste persuadé qu’en son for intérieur les vieux croûtons  – et moi tout particulièrement  – mettent sa patience à rude épreuve. Elle ne m’a jamais vraiment connu. Et je ne cesse d’abuser de son précieux temps en exigeant de savoir ce qui se passe. Je mets un peu trop l’accent sur les détails, maintenant que je n’ai plus grand-chose à faire à part écrire.

« Je ne te donnerai mon avis que si tu me le demandes », ai-je déclaré.

Elle a sursauté.

« Un truc que je tiens de Volesprit. Les gens s’imaginent que tu lis dans leur esprit. Elle est beaucoup plus douée que moi.

— J’en suis persuadée. Elle a eu tout le temps de s’exercer. » Elle a gonflé les joues puis soufflé tout l’air qui les remplissait. « Nous n’avons pas parlé depuis une bonne semaine. Voyons. Rien à signaler du côté de Shivetya. Murgen se trouve à Khang Phi avec Sahra, de sorte qu’il n’a pas pu contacter le golem. Les rapports qui nous parviennent des hommes qui travaillent dans la plaine laissent entendre qu’ils souffriraient de façon récurrente des prémonitions d’un désastre.

— Vraiment ? En ces termes précis ? »

Il lui arrive parfois de pontifier.

« Grosso modo.

— Et… du point de vue du trafic ?

— Aucun. » Elle avait l’air mystifiée. Avant que la Compagnie ne réussisse à traverser la plaine, nul ne l’avait franchie pendant des générations. Nos derniers prédécesseurs étaient les Maîtres d’Ombres fuyant le Pays des ombres inconnues pour gagner notre monde bien avant ma naissance.

« Mauvaise question, j’imagine. Où en es-tu des préparatifs de notre retour ?

— Est-ce une question personnelle ou professionnelle ?» Avec Roupille, c’est toujours bizness-bizness. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais vue se détendre. Ça m’inquiète parfois. Quelque chose dans son passé, qu’on touche presque du doigt à la lecture de ses annales, l’a convaincue que c’était pour elle le meilleur moyen de rester en sécurité.

« Les deux. » J’aurais aimé pouvoir annoncer à Madame que nous rentrerions bientôt. Le Pays des ombres inconnues ne lui inspire aucune affection.

Je suis persuadé que ce que nous réserve l’avenir ne lui plaira pas non plus, où que nous allions. Le futur ne nous sera pas propice, c’est là une certitude absolue. Je ne crois pas qu’elle l’ait encore compris. Pas intimement, du moins.

Elle-même peut parfois faire preuve d’ingénuité en certains domaines.

« Pour te répondre brièvement, nous pourrions probablement faire traverser la plaine, dès le mois prochain, à une compagnie renforcée. À condition d’avoir acquis entre-temps une connaissance suffisante de la Porte d’Ombre. »

Traverser la plaine reste une entreprise ardue, car il faut emporter avec soi tout ce dont on aura besoin pendant une semaine. On n’y trouve strictement rien à manger. Que pierre scintillante. La pierre se souvient, certes, mais elle n’a qu’une piètre valeur nutritive.

« Tu comptes le faire ?

— Quoi qu’il en soit, je compte envoyer au préalable des éclaireurs et des espions. Nous pouvons utiliser notre Porte d’Ombre, du moment que nous ne la faisons franchir qu’à quelques hommes à la fois.

— Tu n’investiras pas le monde de Shivetya ?

— Le démon a ses propres projets. »

Elle était bien placée pour le savoir. Elle avait communié directement avec la Sentinelle inébranlable.

Ce que je savais des desseins du golem m’incitait à m’inquiéter pour Madame. Shivetya, cette entité archaïque créée pour gérer et surveiller la plaine  – laquelle était elle-même un artefact  – souhaitait mourir. Il en serait incapable tant que Kina vivrait. L’une de ses tâches consistait à veiller à ce que la déesse ne se réveillât point ni n’échappât à sa prison.

Quand Kina cessera d’exister, le peu d’emprise dont dispose mon épouse sur ses pouvoirs magiques, nocifs tant pour sa conscience de sa valeur que pour celle de son identité, s’évanouira avec elle. Ces pouvoirs ne lui sont accordés que parce qu’elle a trouvé le moyen de les dérober à la déesse. C’est un parasite intégral.

« Et toi, fidèle au diktat de la Compagnie selon lequel nous n’aurions aucun ami en dehors, tu n’accordes aucune valeur à son amitié.

— Oh, il est parfaitement sublime, Toubib ! Il m’a sauvé la vie. Mais ce n’est pas parce qu’il me trouve mignonne tout plein et que je frétille là où il faut quand je cours. »

Elle n’est pas mignonne. Et j’ai le plus grand mal à imaginer ses « frétillements ». Voilà une femme qui s’est fait passer pour un garçon pendant des années. Il n’y a strictement rien de féminin en elle. Ni de masculin non plus, d’ailleurs. Ce n’est pas un être sexué, encore que la rumeur a couru pendant quelque temps qu’elle et Cygne jouaient à la bête à deux dos.

Jeu purement platonique, se vérifia-t-il par la suite.

« Je réserve mon commentaire. Tu m’as déjà surpris plus d’une fois.

— Capitaine ! »

Roupille met parfois un certain temps à comprendre la plaisanterie. Ou le sarcasme. Bien qu’elle-même ait la langue aussi affûtée qu’un rasoir.

Elle s’est enfin rendu compte que je la taquinais. « Je vois. En ce cas, laisse-moi te surprendre une fois de plus en te demandant ton avis.

— Oh-ho. Ils vont en aiguiser leurs patins en enfer !

— Le Hurleur et Ombrelongue. Je dois prendre une décision.

— Le Cabinet des Neuf t’asticote encore ? » Le Cabinet des Neuf  – « Cabinet » selon la terminologie militaire  – est un conseil de seigneurs de la guerre dont l’identité est tenue secrète et qui représente, pour Hsien, ce qui se rapproche le plus d’une instance gouvernementale. Monarchie et aristocratie instituées jouent un rôle tout au plus décoratif et entretiennent le plus souvent un lien trop intime avec la pauvreté pour mener aucun projet à bien, si du moins elles en avaient l’intention.

Le Cabinet des Neuf ne dispose que d’un pouvoir restreint. Sa présence interdit tout juste à la quasi-anarchie de virer au chaos absolu. Les Neuf seraient sans doute plus efficaces s’ils ne prisaient pas davantage l’anonymat que leur pouvoir potentiel.

« Lui et la Cour de Toutes les Saisons. Les Nobles Juges tiennent absolument à mettre la main sur Ombrelongue. » La cour impériale de Hsien  – composée d’aristocrates disposant d’encore moins de pouvoir que le Cabinet des Neuf mais jouissant d’une autorité morale plus importante  – souhaitait obstinément assurer sa mainmise sur le Maître d’Ombres. Étant moi-même un vieux cynique, j’avais tendance à les soupçonner de nourrir des ambitions rien moins que morales à cet égard. Mais nous n’avons que rarement affaire à la Cour. La ville de Quang Ninh, où elle siège, est bien trop éloignée.

Le seul point commun de tous les habitants de Hsien, qu’ils soient nobles ou manants, prêtres ou seigneurs de la guerre, est une implacable, hideuse soif de vengeance dirigée contre les Maîtres d’Ombres, leurs envahisseurs de jadis. Ombrelongue, toujours figé dans sa stase sous la plaine scintillante, représente à leurs yeux leur seule chance d’exercer cette revanche cathartique. Sa valeur, dans nos transactions avec les Enfants de la Mort, est phénoménalement disproportionnée.

La haine reste rarement confinée à des dimensions raisonnables.

« Et pas une journée ne s’écoule sans qu’un seigneur de la guerre plus ou moins puissant ne me prie de lui livrer Ombrelongue, a poursuivi Roupille. Si j’en juge par la façon dont tous se proposent de le prendre en charge, je ne peux m’empêcher de soupçonner la plupart de ne pas obéir à des mobiles aussi idéalistes que ceux du Cabinet des Neuf ou de la Cour de Toutes les Saisons.

— Ça ne fait aucun doute. Il constituerait un outil fort commode pour tout individu désireux de rééquilibrer la balance du pouvoir. À condition d’être assez timbré pour s’imaginer qu’on peut manipuler un Maître d’Ombres comme une marionnette. » Nul monde n’est exempt de scélérats assez persuadés de leur propre valeur pour s’imaginer qu’ils sauraient tirer leurs marrons du feu dans un pacte avec le diable. J’en ai épousé une. Je ne jurerais pas qu’elle a retenu la leçon. « On t’a proposé de réparer notre Porte d’Ombre ?

— La Cour est prête à nous envoyer quelqu’un. Le hic, c’est qu’ils ne disposent pour l’instant d’aucun expert doué des talents nécessaires pour procéder à ces réparations. Il y a de fortes chances, au demeurant, pour que cet oiseau rare n’existe pas. Néanmoins, le savoir-faire requis est consigné dans les archives de Khang Phi…

— En ce cas, pourquoi ne pas… ?

— Nous y travaillons. Entre-temps, la Cour semble se fier à nous. Et elle tient absolument à prendre sa revanche avant que toutes les victimes survivantes d’Ombrelongue ne soient mortes de vieillesse.

— Et… pour le Hurleur ?

— Tobo veut le récupérer. Il prétend pouvoir désormais le manipuler.

— Quelqu’un d’autre partage cet avis ? » Je songeais à Madame. « Ou bien est-il trop sûr de lui ? »

Roupille a haussé les épaules. « Nul n’est venu me dire récemment qu’il lui restait quelque chose à apprendre. » Elle aussi songeait à Madame, bien entendu, et ne sous-entendait nullement que Tobo fût victime de sa vanité d’adolescent. Tobo ne répugne jamais à écouter les conseils ni à se plier aux instructions, du moins quand ils ne viennent pas de sa mère.

« Pas même Madame ? ai-je tout de même demandé.

— Elle pourrait même s’appuyer sur lui, me semble-t-il.

— Tu peux le parier. » J’ai épousé cette femme, certes, mais je ne nourris aucune illusion à son endroit. Retourner en arrière, au bon vieux temps de sa vilenie, voilà qui lui botterait infiniment. L’existence qu’elle a menée avec moi dans la Compagnie n’a en rien ressemblé à l’ineffable bonheur des contes de fées. La réalité a le don d’éroder lentement les plus belles idylles. Encore que nous continuions d’assez bien nous entendre. « Elle est incapable de se comporter différemment. Demande-lui de te parler de son premier mari. Qu’elle s’en soit tirée aussi saine d’esprit te surprendra. » Je m’en étonnais moi-même tous les jours. Je m’étonnais déjà auparavant qu’elle eût renoncé à tout pour me suivre. Enfin… à presque tout. Elle ne possédait plus grand-chose à l’époque et l’avenir était sombre. « Qu’est-ce que c’est que ça, bordel ?

— Les cors d’alarme. » Roupille a jailli de son siège. Plutôt ingambe pour une femme approchant de l’âge mûr à grands pas. D’un autre côté, évidemment, elle est si petite qu’elle n’a pas grand-chose à redresser. « Je n’ai ordonné aucun exercice. »

Elle en avait l’épouvantable habitude. Seul le traître Mogaba, à l’époque où il était encore des nôtres, se montrait à ce point soucieux de la préparation au combat.

Roupille prend tout beaucoup trop au sérieux.

Les ombres inconnues de Tobo ont entamé leur plus bruyant charivari jamais entendu.

« Allons ! a aboyé Roupille. Pourquoi n’es-tu pas armé ?» Elle l’était. Toujours, au demeurant, bien que je ne l’aie jamais vue utiliser une arme plus substantielle que la ruse.

« Je suis à la retraite. Je m’occupe de la paperasserie à présent.

— Tu ne portes pas encore ta stèle sur le dos, que je sache.

— Il m’est parfois arrivé de me montrer insolent, mais…

— À propos… j’aimerais que tu nous fasses une conférence au mess des officiers avant l’extinction des feux. Quelque chose qui mette l’accent sur le salaire de l’indolence, de la négligence et du manque de préparation. Ou sur le sort réservé au mercenaire moyen. » Elle cheminait déjà d’un pas vif vers l’entrée principale, en rameutant sur son passage tous les gaziers qui ne se tournaient pas les pouces. « Faites place, les gars ! Faites place ! Je passe ! »

Dehors, les gens jacassaient en montrant du doigt. Le clair de lune et des flammes silhouettaient une colonne de fumée noire et huileuse qui montait en bouillonnant vers le ciel, juste sous la Porte d’Ombre donnant accès à la plaine scintillante. J’ai enfoncé une porte ouverte. « Il a dû se passer quelque chose. » Gros malin que je suis.

« Suvrin est là-bas. Il a la tête sur les épaules. »

Suvrin est un jeune et robuste officier dont le seul tort est peut-être d’aduler un peu trop son capitaine. On pouvait être sûr que nul accident ni bévue grossière ne se produirait sous sa surveillance.

Les coureurs se rassemblaient déjà, prêts à transmettre les instructions de Roupille. Elle donna le seul ordre possible avant d’en savoir davantage. Restez vigilants. Bien que nous fussions persuadés qu’aucun problème majeur ne pouvait nous tomber dessus en provenance de la plaine.

La vérité que tu crois connaître n’est parfois que le mensonge qui te tuera.