CHAPITRE 32 : LA TERRE DES OMBRES

LA PROTECTRICE DE TOUTES LES TAGLIAS

L’instinct de conservation de Volesprit avait été affûté par des siècles d’aventures au milieu de gens qui ne voyaient dans sa bonne santé tenace qu’un handicap à leurs ambitions. Elle sentit, bien avant d’en comprendre la nature, bonne, mauvaise ou indifférente, et des siècles avant de hasarder une hypothèse sur ce qui l’avait provoqué, qu’un bouleversement s’était produit dans le monde.

Au début, ce ne fut qu’une simple impression. Puis, peu à peu, il lui sembla sentir la pression d’un millier de regards posés sur elle. Mais elle ne découvrit strictement rien. Ses corbeaux ne trouvaient pas grand-chose non plus, sinon, par intermittence, la vision fugace et imprévisible de leur proie : les deux Félons. Bref, que du vieux !

Elle abandonna sa traque aussitôt. Retrouver les Félons ne lui serait guère difficile.

Elle n’en apprit pas davantage avant la tombée de la nuit… sinon que ses corbeaux étaient tout chamboulés, se faisaient chaque seconde plus fébriles et indociles, et montraient une tendance de plus en plus marquée à fondre sur les ombres. Ils ne parvenaient d’ailleurs pas eux-mêmes à s’expliquer la nature de leur malaise, puisqu’ils ne la comprenaient pas.

Aux alentours du crépuscule vinrent les premiers éclaircissements. Des messagers interrompirent les ruminations de Volesprit pour l’informer que plusieurs de ses familiers avaient succombé à une soudaine maladie. « Montrez-moi ça. »

Elle ne prit pas la peine de se travestir pour suivre ses oiseaux jusqu’au plus proche cadavre emplumé. Elle le ramassa et le fit prudemment rouler entre ses mains gantées.

La cause de son décès crevait les yeux. Le corbeau n’était pas mort d’une maladie : une ombre l’avait tué. Nul cadavre ne ressemble à ce qui reste d’un corps quand une ombre en a fini avec lui. C’était impensable. Il faisait encore jour. Ses ombres apprivoisées se cachaient toutes dans l’obscurité et l’on ne comptait aucune félonne parmi elles. Quant aux ombres sauvages, elles n’auraient pas non plus gaspillé leur énergie sur un corbeau quand on pouvait trouver des humains à proximité. Normalement, Volesprit aurait dû entendre hurler Narayan Singh et sa foutue traînée de nièce longtemps avant qu’un corbeau… D’ailleurs, on n’avait pas non plus entendu celui-là. Ni davantage la demi-douzaine d’autres qu’on savait disparus. Les rares corbeaux rescapés avaient beaucoup à dire. Y compris qu’ils n’avaient nullement l’intention de s’égailler loin de sa protection.

« Comment combattre ce fléau si j’ignore ce qu’il est ? Si vous ne le découvrez pas pour moi ? »

Ni la cajolerie ni la brutalité n’eurent d’effet sur les corbeaux. Pour des oiseaux, c’étaient des génies. C’est dire qu’ils disposaient d’une intelligence tout juste assez développée pour comprendre que tous leurs congénères morts se trouvaient seuls quand le malheur les avait frappés.

Volesprit les injuria copieusement puis se calma et réussit à persuader les plus courageux des volatiles de procéder à leurs reconnaissances par petits groupes de trois ou quatre individus, jusqu’à ce que les ténèbres s’installent définitivement. Elle disposerait alors, pour prendre leur relève, de ses chauves-souris, de ses hiboux et de ses ombres personnelles.

Les ténèbres vinrent. Comme le font remarquer les Félons, non sans justesse, elles viennent toujours.

À la tombée de la nuit, une bataille silencieuse mais atrocement féroce s’engagea pendant que Volesprit patientait à l’orée de l’œil du cyclone.

Au départ, il lui fallut résister désespérément contre des assaillants inconnus en attendant que ses ombres parviennent, le plus vite possible, à rameuter des renforts conséquents. Puis elle prit l’offensive en sacrifiant ses ombres avec prodigalité. Et, quand l’aube survint et qu’elle se retrouva pratiquement privée de ses alliés surnaturels tant la lutte avait prélevé un lourd tribut, elle s’abandonna à l’épuisement, sachant qu’elle détenait maintenant une part importante de la vérité.

Ils étaient revenus. La Compagnie noire était revenue, avec de nouvelles formations, de nouveaux alliés, de nouvelles sorcelleries et toujours sans une once de pitié. Pas celle, sans doute, qu’elle avait connue autrefois, mais bel et bien les descendants spirituels directs des tueurs au sang-froid du temps jadis. Quoi qu’on fit, on ne tuait semblait-il que des hommes. L’idéal perdurait.

Ha ! Enfin un moyen, à portée de sa main, de mettre un terme à l’ennui impérial.

Ni la bravade ni la simulation n’étouffaient pourtant cette peur inexplicable. Ils s’étaient enfuis dans la plaine. Et ils en étaient maintenant revenus. Ça devait cacher autre chose. Il lui fallait absolument interroger les ombres qui avaient sillonné la pierre scintillante durant ces années de silence. Dès qu’elle en aurait le temps. Mais, avant tout, elle devrait faire ce qu’elle avait toujours si bien réussi : survivre.

Elle se trouvait à des centaines de kilomètres du plus proche soutien, assiégée par des créatures qui refusaient de céder à sa volonté comme à sa magie, et qu’elle ne pouvait manifestement détecter que par le seul truchement de ses ombres ou lorsque l’une d’entre elles s’en prenait directement à elle. Aussi féroces que ses ombres, mais étranges. Leur non-appartenance à ce monde était autrement sensible que celle de ses esclaves spirituels et elles semblaient jouir d’un niveau d’intelligence plus élevé.

Chacune de celles qu’elle éliminait de sa main instillait en elle un immense chagrin, assorti de la conviction qu’elle ne combattait que les plus faibles de leur espèce. Inexorablement, la vive prescience de la survenue imminente de démons ou de demi-dieux s’imposait à elle.

Mais ce qui lui échappait totalement, en revanche, c’était la raison de cette intense frayeur. Volesprit avait déjà affronté des milliers de périls, non moins mortels, menaçants ou bizarres que celui-là. Rien en lui qui pût rivaliser avec la sombre menace que représentait le Dominateur en son temps.

Il lui arrivait parfois, à de rares moments, de se languir de cette époque reculée et ténébreuse. Le Dominateur les avait enlevées, toutes ses sœurs et elle, puis avait fait d’une première son épouse et d’une autre sa maîtresse.

C’était un homme fort, dur et féroce que le Dominateur. Son règne avait été celui de l’acier cruel. Et Volesprit avait prospéré dans sa pompe et sa gloire sinistre. Jamais elle ne pardonnerait à sa rivale, sa seule sœur survivante, d’avoir mis fin à tout cela. Vous pouvez bien, tant que ça vous chante, reprocher à la Rose Blanche la mort du Dominateur. Mais Volesprit, elle, connaissait la vérité. Le Dominateur n’aurait jamais été déboulonné si sa pucelle larmoyante d’épouse n’avait pas tout du long conspiré à son anéantissement.

Qui donc, après leur résurrection, s’était battu si âprement et avait si ardemment comploté à maintenir le Dominateur dans sa tombe, si ce n’était son épouse aimante elle-même ?

Elle devait être de retour. Elle devait se planquer quelque part avec la Compagnie noire. Elle n’était pas encore là mais ne tarderait pas à arriver. Et ce n’était pas parce qu’elle avait été de nouveau enterrée vive que l’inéluctable et sinistre moment où elles devraient régler leurs comptes face à face ne viendrait pas.

En dépit de siècles d’expérience et de cynisme, Volesprit était parfaitement capable de s’aveugler, de se mentir à elle-même, infoutue de comprendre que dame Fortune n’était pas moins démente et imprévisible qu’elle.

Ses capacités de récupération restaient terrifiantes. Elle se leva au bout de quelques heures de repos et entreprit de marcher vers le nord d’un pas ferme, à grandes enjambées. Elle lèverait cette nuit toute une armée d’ombres. Plus jamais on ne la menacerait comme la nuit dernière.

C’est du moins ce dont elle se persuada.

Mais, en fin d’après-midi, elle avait recouvré toute son assurance et certaines parcelles de son esprit commençaient déjà de surmonter la crise de la veille pour envisager à tâtons les moyens de ciseler l’avenir à son avantage.

Sans doute avait-elle toujours su que d’horribles malheurs risquaient de lui arriver (et ils lui arrivaient effectivement), mais elle avait aussi toujours nourri la certitude de s’en tirer sans égratignures.