CHAPITRE 43 : LES TERRES DE L’OMBRE
TAGLIENNES
LA PORTE D’OMBRE
« Je dois vraiment traîner mon vieux cul râpé de l’autre côté ? » ai-je demandé à Madame. C’était l’aube et la lumière permettait tout juste de distinguer vaguement les contours de la pente menant à la Porte d’Ombre. Laquelle se trouvait encore à des kilomètres de notre bivouac de la nuit. Ce moment du voyage où l’on s’efforce toute la journée de ne pas regarder devant soi, car on a l’impression, chaque fois qu’on s’y risque, de n’avoir pas progressé de plus de dix pas. Très loin sur notre gauche, un halo brumeux voilait la nouvelle ville et la base des ruines de Belvédère. Une kyrielle de mauvais souvenirs s’y rattachaient.
« Que veux-tu dire ? » Ma mie n’était pas moins vannée que moi, et d’une humeur matinale tout aussi exécrable. Et ses vieux os l’étaient bien davantage que les miens.
« Eh bien, nous ne sommes pas morts pendant la nuit, n’est-ce pas ? Ça signifie que la Porte ne s’est pas encore effondrée. Le vieil Ombrelongue n’a toujours pas cassé sa pipe.
— De toute évidence.
— Est-ce que ça n’implique pas aussi que Tobo a tout vérifié ? À quoi bon, en ce cas, se crever la paillasse à monter là-haut ? »
Madame m’a décoché un regard narquois. Elle n’avait nullement besoin de s’étendre. Nous traverserions la vallée de toute façon, car, au final, j’exigerais de me rendre compte de mes propres yeux. Afin de tout bien consigner dans les annales, bien sûr. J’avais enduré ses persiflages une bonne cinquantaine de fois durant notre voyage vers le sud parce que j’essayais de trouver le moyen d’écrire à dos de cheval. J’aurais pu fabuleusement m’avancer durant ce périple si j’y étais parvenu.
« Tu vieillis, a-t-elle ironisé.
— Hein ?
— C’est un signe de sénilité. Tu n’arrêtes pas de rabâcher qu’il te reste beaucoup à faire avant de lâcher la rampe. »
J’ai émis quelques bruits gutturaux, mais je n’ai pas discuté. Cette façon de penser m’était familière. Tout comme mon incapacité à trouver le sommeil parce que je comptais mes battements de cœur en essayant de découvrir si quelque chose clochait.
Un type dans ma branche aurait dû s’habituer bien plus tôt à l’idée de la mort, non ?
Nous avons croisé plusieurs indigènes en traversant la vallée dont le fond abritait des pâturages et des champs fort convenablement cultivés. Aucun d’eux ne nous a salués amicalement. Je n’ai pas vu un seul sourire de bienvenue. Nul n’a brandi non plus un poing menaçant, mais je n’éprouvais aucune difficulté à ressentir l’intolérable rancœur d’une nation torturée. Cette région n’avait pas connu un seul combat sérieux depuis des années, mais la plupart des adultes, natifs du pays ou immigrants venus s’installer sur ces terres dépeuplées pour se soustraire à des horreurs plus effroyables encore, étaient des rescapés de cette période terrible. Ils ne tenaient pas du tout à revivre les fléaux du passé.
Cette terre avait absurdement souffert sous la férule du Maître d’Ombres Ombrelongue. Elle avait continué de souffrir après sa défaite. Les guerres de Kiaulune avaient pratiquement tout englouti de ce que la guerre contre Ombrelongue avait épargné. Et voilà que la Compagnie noire était de retour.
Surgie de la plaine de pierre scintillante, ce repaire de démons. L’ère de la désespérance semblait de nouveau menacer.
« Je peux difficilement les en blâmer, ai-je déclaré à Madame.
— De quoi ? »
Je me suis expliqué.
« Oh. » Indifférente. Certains comportements ne se flétrissent jamais. Elle était restée très longtemps un puissant seigneur avant de n’être plus, durant une période bien plus brève, qu’une simple tique comme les autres, accrochée au bas-ventre du monde. La compassion ne faisait pas partie des qualités qui la rendaient chère à mon cœur.
Nous avons trouvé un Tobo exaspéré par notre allure d’escargot. « Je constate que la vieille demoiselle est toujours là », ai-je dit en montrant la Porte d’Ombre. Madame et moi avons sorti nos clefs et laissé traverser l’équipe, Murgen en tête, afin qu’il puisse enfin vérifier qu’il restait à son fils tous ses bras, jambes, doigts et orteils.
« Effectivement, a reconnu l’enfant prodige. Mais uniquement, sans doute, parce que Ombrelongue n’a toujours pas quitté la plaine.
— Quoi ?» Madame était ulcérée. « Nous avons fait des promesses. Nous sommes redevables aux Enfants de la Mort.
— C’est vrai, a répondu Tobo. Mais pas jusqu’à nous suicider. Shivetya savait que nous avions oublié de désamorcer le piège mortel d’Ombrelongue, aussi l’a-t-il retenu dans la plaine.
— Comment le sais-tu ?
— J’ai envoyé des messagers. Telles sont les nouvelles qu’ils m’ont rapportées. »
L’humeur de Madame ne s’améliorait pas. « Le Cabinet des Neuf doit fulminer. Nous n’avions pas besoin de nous en faire des ennemis. Il nous faudra peut-être encore fuir au Pays des ombres inconnues.
— Shivetya relâchera Ombrelongue dès que nous aurons terminé de fourbir notre Porte. »
Mes compagnons étaient nerveux. Saule Cygne, livide, suait à grosses gouttes, trépignait d’angoisse et, ce qui ne lui ressemblait guère, ne pipait mot. Il n’avait d’ailleurs pas ouvert la bouche de la journée.
C’est l’effet que peut produire la seule idée des ombres, quand on a assisté à leurs assauts.
« Prêts à vous mettre à l’œuvre, tous les deux ?» nous a demandé Tobo.
J’ai secoué la tête. « Tu veux rire ?
— Non, a fait Madame.
— Je peux terminer tout seul, a-t-il laissé tomber.
— Mais pas avec des assistants à ce point épuisés qu’ils ont toutes les chances de commettre des erreurs, lui ai-je répondu. J’ai une prémonition. Ombrelongue tiendra jusqu’à demain. »
C’était probable, a reconnu Tobo. Shivetya y veillerait. Mais il ne l’a admis que d’assez mauvaise grâce.
« Allons établir notre campement », a proposé Madame. Murgen, Cygne et les autres auraient bien dû s’en charger, au lieu de rester plantés là à s’angoisser.
« Pourquoi Tobo est-il si pressé ? » s’est étonnée Madame, la barrière franchie.
J’ai ricané. « J’ai l’impression que Boubou n’est pas étrangère à l’affaire. Il ne l’a pas vue depuis très longtemps. Si j’en crois Roupille, il était complètement sous le charme. »
Son expression s’était altérée pendant que je parlais, passant de la curiosité à l’épouvante la plus absolue. « J’espère bien que non.
— Deux des filles Voroshk sont assez séduisantes, a suggéré Murgen. L’une d’elles y est peut-être pour quelque chose. »