CHAPITRE 21 : TAGLIOS

LE GRAND GÉNÉRAL

Mogaba se rejeta en arrière, tout sourire. « Je ne peux pas m’empêcher de souhaiter à Narayan Singh une chance persistante. » Détendu et heureux, il trouvait la vie belle. La Protectrice était dans ses provinces, où elle assouvissait sa passion pour les persécutions religieuses. Si bien qu’elle ne hantait pas le palais ni ne pourrissait la vie de ceux qui tenaient présentement les rênes du pouvoir, chevauchaient le tigre et s’efforçaient d’abattre le labeur trivial de la gouvernance d’un pays.

Son allusion au saint vivant des Félons fit tiquer Aridatha Singh. Réaction infime, certes, mais bien réelle. Et unique en son genre. Les autres Singh n’avaient pas réagi à l’énoncé de ce patronyme, sinon peut-être par un juron convenu. Le tressaillement d’Aridatha exigeait une enquête plus approfondie. « Des problèmes en ville ? s’enquit Mogaba.

— Tout est calme, répondit Aridatha. La Protectrice, dans la mesure où elle s’est absentée, n’impose plus d’exigences grotesques, de sorte que ça se tasse. Les gens sont bien trop occupés à gagner leur croûte pour faire des bêtises. »

Bhopal était nettement moins jovial. Les Gris sortaient tous les jours dans les rues et les venelles. « On trouve de plus en plus de graffitis. “L’eau dort” est celui qui revient le plus fréquemment.

— Et ? s’enquit Mogaba d’une voix douce mais vibrante, les yeux plissés.

— Tous les autres défis habituels sont là. “Tous leurs jours sont comptés”… “Rajadharma”.

— Et ? » Mogaba donnait l’impression d’avoir changé de personnalité à la façon de Volesprit. Peut-être singeait-il son style.

« Celle-là aussi : “Mon frère impardonnable.” »

Encore cette stupide allégation. L’accusation ne cessait de perturber le sommeil de cette part de lui-même qui avait trahi la Compagnie noire pour assouvir ses ambitions personnelles. Nul bien n’était sorti de cette trahison. Sa vie tout entière y était désormais enchaînée. Son châtiment lui imposait de servir un scélérat après l’autre, toujours voué au mal, comme une débauchée passe d’un homme à l’autre lors d’une lente dégringolade.

« Un de mes officiers m’en a rapporté un nouveau hier, déclara Aridatha Singh, avide d’aborder un autre sujet de conversation que Narayan Singh et ses Félons. “Thi Kim arrive.”

— Thi Kim ? C’est quoi ? Ou qui ?

— Ça sonne nyueng bao, fit remarquer Bhopal.

— Nous n’en voyons plus guère ces temps-ci.

— Depuis qu’on a enlevé la Radisha devant le palais… » Bhopal s’interrompit. Mogaba s’était de nouveau renfrogné, bien que cet échec incombât aux Gris plutôt qu’à l’armée. Lui-même, à l’époque, sillonnait les Territoires.

« Tous les anciens slogans, donc. Mais la Compagnie tout entière a fui ce monde par la Porte d’Ombre. Et sans doute péri de l’autre côté, puisqu’elle n’en est jamais revenue. »

Ghopal ne savait pratiquement rien du monde qui s’étendait au-delà de ses étroites et sordides venelles. « Certains sont peut-être rentrés à notre insu.

— Non. Certainement pas. Nous l’aurions appris. La Protectrice avait posté là-bas, depuis leur départ, des gens chargés de moissonner les ombres. » Des gens qu’elle avait enrôlés à son service en leur faisant de cruelles et fallacieuses promesses ; dont celles de leur enseigner ses tours et d’en faire les généraux de son grand dessein jamais divulgué.

Aucun de ses collaborateurs ne survivait bien longtemps. Les ombres étaient intelligentes et opiniâtres. Beaucoup parmi elles trouvaient le moyen d’échapper aux novices, assez longtemps pour anéantir leurs tourmenteurs avant d’être détruites à leur tour.

Volesprit veillait à ce que les conditions de ce chaos perdurent.

Mogaba ferma les yeux, se rejeta de nouveau en arrière et joignit ses doigts sombres en clocher. « La Protectrice ne m’a nullement manqué. » Difficile de prononcer nonchalamment ces paroles. Il en avait la gorge serrée. L’impression qu’un poids énorme pesait sur sa poitrine. Il avait peur. Volesprit le terrifiait. Il la haïssait de lui inspirer un tel effroi. Et se méprisait de l’éprouver. N’était-il pas Mogaba, le Grand Général, le plus pur, le plus fort et le plus intelligent des guerriers Nar enfantés par Gea-Xle ? La peur, à ses yeux, n’était-elle pas l’instrument avec lequel il manipulait les faibles ? Il n’était pas censé la connaître lui-même.

Il ressassa silencieusement ses mantras de guerrier, sachant que les habitudes induites depuis la naissance feraient échec à la terreur.

Ghopal Singh était un fonctionnaire. Très doué pour manœuvrer les Gris, il n’avait rien, néanmoins, d’un conspirateur né. C’était là, au demeurant, une qualité qui lui avait valu la faveur de la Protectrice. Il ne saisit pas le message implicite qui se dissimulait derrière la déclaration du Grand Général. Aridatha Singh, quant à lui, était d’une certaine façon aussi ingénu que beau. Mais il comprit que l’insinuation de Mogaba risquait d’avoir sur leurs vies un retentissement décisif.

Mogaba avait soutenu la promotion d’Aridatha en raison même de son idéalisme enthousiaste et de la naïveté dont il faisait preuve à l’égard des mobiles complexes d’autrui. Le Rajadharma était un levier dont Mogaba savait pertinemment qu’il motiverait Aridatha.

Celui-ci regarda fébrilement autour de lui. Il connaissait le vieux proverbe : les murs du palais ont des oreilles.

Mogaba se pencha en avant, alluma la chandelle de mauvaise cire d’une lampe et porta le feu jusqu’à un bassin de pierre empli d’un liquide noir. Ghopal tint sa langue, bien que ce produit animal offensât ses convictions religieuses.

Le contenu du bassin se révéla inflammable, même si sa combustion produisait davantage de fumée noire nauséabonde que de flammes ou de lumière. La fumée se répandit sur l’ensemble du plafond puis redescendit en rampant le long des murs avant de se déverser par les portes. Des couinements, des glapissements et la plainte occasionnelle d’un corbeau invisible marquaient sa progression.

« Nous allons peut-être devoir nous allonger quelques minutes, déclara Mogaba. Jusqu’à ce que la fumée se dissipe.

— Nous proposez-vous réellement ce que je crois ? s’enquit Aridatha.

— Tes raisons sont sans doute différentes des miennes, mais je suis convaincu que nous nous porterions tous bien mieux si la Protectrice perdait sa place. En particulier le peuple taglien. Qu’en penses-tu ? »

Mogaba s’attendait à ce que son interlocuteur en convînt aisément. Le soldat croyait en ses devoirs envers son peuple. Et il hocha effectivement la tête.

Ghopal était son plus gros souci. Il n’avait aucune raison valable d’aspirer au changement. Les Gris appartenaient tous à la religion shadar, qui, traditionnellement, ne jouit que d’une influence très restreinte sur le gouvernement. Leur alliance avec la Protectrice leur avait conféré un pouvoir disproportionné à leur nombre. Ils n’envisageraient qu’à contrecœur de le perdre.

Au tour de Ghopal de balayer la pièce d’un regard fiévreux, sans remarquer que Mogaba l’examinait avec une attention soutenue. « Elle doit partir, éructa-t-il dans un souffle. Les Gris attendent cela depuis très longtemps. L’Année des Crânes ne saurait être plus effroyable que ce qu’elle nous a fait subir. Mais nous ignorons comment nous en débarrasser. Elle est trop puissante. Et trop maligne. »

Mogaba se détendit. Ainsi les Gris n’étaient pas trop épris de leur bienfaitrice. Excellent.

« Et nous ne nous débarrasserons jamais d’elle. Elle sait toujours ce que méditent les gens de son entourage. Et nous ne pourrons jamais y réfléchir parce que nous crevons de peur. Elle le flairerait en dix secondes. De fait, pour l’avoir seulement envisagé, nous sommes déjà des morts-vivants.

— En ce cas, lui répondit Mogaba, expédie sur-le-champ ta famille en province. » Volesprit avait l’habitude d’éradiquer totalement ses ennemis, des branches aux racines. « J’y ai beaucoup réfléchi. Il me semble que la seule bonne façon de mener ce projet à bien serait de le préparer et de passer à l’action avant qu’elle n’ait le temps de se retourner ou de subodorer quelque chose. Nous pourrions l’échafauder avant qu’elle ne revienne épuisée. Ce qui nous offrirait l’ouverture dont nous avons besoin.

— Quoi que nous entreprenions, l’action devra être soudaine et massive, marmotta Aridatha. Et constituer une surprise totale.

— Elle aura d’emblée des soupçons, rétorqua Bhopal. Trop de gens lui restent loyaux parce qu’ils seraient déjà morts sans elle. Ils la préviendront.

— Pas si nous ne nous laissons pas emporter. Et si nous ne sommes que trois dans le secret. Nous tenons les commandes. Nous pouvons donner tous les ordres que nous voulons. Les gens ne nous poseront pas de questions. Il y a d’ores et déjà du désordre dans les rues, et il ne fait qu’empirer. On s’attendra à ce que nous y mettions le holà. Un tas d’autres personnes haïssent la Protectrice. Elles se sentiront parfaitement libres de se soulever en son absence. Ce qui nous fournira un prétexte et nous permettra d’agir pratiquement à notre guise. Si nous ne manœuvrons que des individus vouant une loyauté absolue à la Protectrice, que nous leur laissons faire tout le boulot et porter les messages, elle ne nourrira de soupçons que lorsqu’il sera trop tard. »

Ghopal le regarda comme s’il était en train de perdre la boule. C’était peut-être effectivement le cas. « Je viens de m’exprimer, poursuivit Mogaba. Je me suis mouillé. Et je n’ai nulle part où me réfugier. » Tous deux étaient des Tagliens qui pouvaient trouver asile dans les Territoires et se fondre dans la population. Lui n’avait nulle part où se cacher. Et le retour à Gea-Xle était exclu depuis un quart de siècle. Les Nars, chez lui, savaient tous ce qu’il avait fait.

« Donc nous devrons tous les jours accomplir notre travail avec le plus grand zèle et au nom de la Protectrice, hasarda Aridatha. Jusqu’au moment où nous aurons tendu une souricière, qui devra se refermer comme cela. » Il claqua des mains.

« Nous n’aurons droit qu’à une seule tentative, conclut Mogaba. Cinq secondes après notre échec, nous nous retrouverions en train d’implorer la mort. » Il attendit un instant, le temps de vérifier où en était la fumée noire. Son utilité arrivait quasiment à son terme. « Vous êtes partants ? »

Les deux Singh opinèrent, mais aucun ne témoigna d’un enthousiasme débordant. À la vérité, on aurait pu parier sans prendre trop de risques qu’aucun ne survivrait à l’aventure.

 

Mogaba, assis dans ses quartiers, contemplait la pleine lune en se demandant si l’entreprise ne s’était pas déroulée un peu trop facilement. Les Singh s’intéressaient-ils sincèrement à débarrasser Taglios de la Protectrice ? Ou bien, voyant en lui une menace provisoirement plus lourde, s’étaient-ils contentés d’entrer dans son jeu ?

S’ils refusaient de s’impliquer, il n’apprendrait la vérité que lorsque Volesprit aurait planté les dents dans sa gorge.

Il allait désormais vivre pendant un bon moment avec la peur au ventre.