CHAPITRE 51 : LES TERRITOIRES TAGLIENS

LE CAMP DU MITAN

Entièrement vêtue de cuir noir et plongée dans une colère plus noire encore, Volesprit arpentait le périmètre du campement installé à mi-chemin de Ghoja et Dejagore. Une douzaine d’officiers terrifiés lui emboîtaient le pas, priant silencieusement leur(s) dieu(x) préféré(s) de leur accorder leur grâce. La Protectrice courroucée, c’était là une catastrophe que nul n’avait envie d’affronter. Ses excès n’étaient pas moins absurdes que ceux d’une tornade.

« Ils n’ont pas bougé. C’est à peine s’ils ont avancé d’un pas en six jours. Après s’être rués vers le nord à l’allure de la tempête, si vite que nous nous sommes crevé la paillasse à essayer d’imaginer un moyen de les arrêter rapidement. Que fabriquent-ils donc ? Qu’est-ce qui a changé si subitement ? » Comme à son habitude lorsqu’elle était sous tension, Volesprit s’exprimait en un babillage confus de voix adverses. Ce qui ne manquait pas d’accroître le malaise des hommes qui la suivaient. Aucun n’avait eu affaire à elle avant son arrivée au camp. La réalité était encore plus désespérante que ne l’avaient laissé entendre les récits qui couraient sur elle. Elle donnait l’impression de n’être pas moins cruelle ni capricieuse que les dieux. Plusieurs pierres tombales, tout autour du campement, attestaient la violence de son caractère.

Ces sycophantes n’en sauraient jamais rien, mais ces cadavres étaient le fruit d’un espionnage surnaturel extensif. Aucun n’avait été un serviteur zélé du Protectorat. Tous s’en étaient vantés. De surcroît, il ne s’agissait jamais de chefs compétents, ce dont leurs soldats et compatriotes étaient d’ores et déjà convaincus. Ils devaient leur situation au népotisme ou au copinage, jamais à leurs capacités.

Volesprit fustigeait son corps d’officiers. Légèrement déçue que la nécessité ne lui permît point de les châtier plus âprement. Ce corps était lamentable. Mais jamais elle n’en endosserait la responsabilité, bien entendu.

Jusqu’où irait cette indigence sans les efforts du Grand Général ? Sans doute Volesprit aurait-elle affronté une mauvaise, pitoyable blague privée de chute. Si Mogaba ne l’avait pas diligemment alimentée, elle n’aurait strictement rien à se mettre sous la dent.

Mais comment les maintenir sur place ? Le taux de désertion était encore tolérable, mais il menaçait d’augmenter. Quelle était donc la stratégie ennemie ? Attendre la fonte des armées tagliennes, décimées par l’approche imminente des moissons ? Se remettraient-ils alors à foncer vers le nord ? Voilà qui aurait bien ressemblé à la Compagnie noire. Certains indices laissaient entendre que son capitaine disposait d’un trésor de guerre assez colossal pour maintenir une armée en campagne pendant un bon bout de temps.

Les messages de Mogaba confortaient ses propres soupçons à cet égard. Tous ses efforts semblaient tendre vers un unique but : contraindre l’ennemi à effectuer un très long détour pour tomber ensuite dans son piège.

Volesprit ne croyait pas qu’on pût piéger la Compagnie noire. Ses ressources en matière d’espionnage étaient bien trop stupéfiantes. Tandis que les siennes ne cessaient de s’amenuiser. Toutes les espèces de corbeaux étaient en voie d’extinction. Souris, chauves-souris, hiboux et autres créatures de la même eau n’avaient pas la portée nécessaire. On ne trouvait plus aujourd’hui ni mines de matériau ni sources de mercure de qualité permettant de fabriquer une boule ou un bol de cristal efficace. Les ombres qu’elle contrôlait encore étaient aussi faibles que rares et poltronnes, et elle refusait de les laisser s’aventurer en territoire hostile, parce qu’elles revenaient moins nombreuses chaque fois qu’elles s’y risquaient. En outre, elle était pour l’heure coupée de ses seules sources de remplacement.

Elle leva les yeux au ciel, vit des vautours tourner en rond au nord, au-dessus de bois qui s’étendaient à l’infini, d’un bout de l’horizon à l’autre. La végétation suivait un étroit torrent. Sa sœur avait remporté ici une petite victoire sur les Maîtres d’Ombres, une éternité plus tôt, peu après que la Compagnie noire eut connu la débâcle qui s’était soldée par le siège de Dejagore.

« Je vais monter voir là-haut ce que ces vautours trouvent si passionnant. »

Nul n’émit aucune protestation empressée.

Peut-être ces vautours se repaîtraient-ils d’elle.

« Vous n’avez pas besoin de m’accompagner. »

Soulagement général flagrant.