CHAPITRE 23 : LA PIERRE
SCINTILLANTE
LA FORTERESSE SANS NOM
Roupille avait gagné la forteresse dressée au cœur de la plaine, au prétexte qu’elle refusait d’être expédiée ailleurs. Les aimables raccourcis fournis par Shivetya n’allaient certainement pas l’empêcher de reconsidérer l’origine de sa soif de conquête et du plan qu’elle avait échafaudé pour l’assouvir.
Il est un pouvoir temporel plus puissant que la plus puissante des magies : la cupidité. Et Roupille hébergeait la source d’un torrent de cupidité, dont l’objet était celui auquel tous les avares aspirent le plus : l’or. Sans rien dire de l’argent, des pierres précieuses et des perles.
Pendant des millénaires, les fuyards de nombreux mondes avaient caché leurs trésors dans les cavernes, sous le trône de Shivetya. Pour quelle raison ? Qui aurait pu le dire, à part peut-être Shivetya lui-même ? Mais Shivetya refusait de s’épancher… à moins que ses récits ne fassent avancer sa cause. Il avait l’âme et l’esprit d’une araignée immortelle. Ni remords, ni pitié, ni compassion. Il ne connaissait que son devoir et son désir d’y mettre un terme. Sans doute était-il l’allié de la Compagnie, mais certainement pas son ami. Il l’aurait instantanément anéantie si sa perte avait pu servir un objectif différent… et s’il en avait eu les moyens.
Roupille comptait bien protéger ses arrières.
Elle alla trouver Baladitya. « Où est Lame ? »
Baladitya s’était mis à resplendir, grisé par ses découvertes, dès qu’on lui avait confié cette mission. Roupille ressentit une pointe de culpabilité. Elle se rappelait encore l’enthousiasme dont il faisait preuve voilà bien longtemps, et très loin d’ici. Mais la responsabilité de milliers d’âmes, jointe à l’obligation de se conformer à un minutage pratiquement sans faille, ne lui laissait guère le temps de s’accorder de menus plaisirs. Ce qui la rendait parfois bourrue et revêche.
« En bas. Il ne remonte plus très souvent. »
Irritée, Roupille chercha des yeux quelqu’un d’assez jeune pour s’enfoncer au grand galop sous la terre, sur près de deux kilomètres. Elle surprit Tobo et Sahra en train de se chamailler. Rien de vraiment inhabituel. Mais beaucoup moins fréquent ces derniers temps. Ils se prenaient le bec depuis que Tobo était entré dans sa puberté.
Un des djinns du garçon aurait pu descendre jusqu’en bas bien plus vite encore qu’une jeune paire de jambes. « Tobo ! » appela-t-elle.
L’exaspération se lut fugacement sur le visage de l’interpellé. Tout le monde attendait quelque chose de lui.
Il répondit à son appel. Sans marquer aucun défi. Il n’en témoignait jamais. Son visage calme de demi-caste affichait une expression parfaitement impavide. Quant à son attitude, elle ne trahissait pas non plus ses pensées intimes. Roupille avait rarement vu personne plus insondable. Et pourtant si jeune.
Il se contenta d’attendre qu’elle daigne lui expliquer ce qu’elle désirait.
« Lame est quelque part en bas. Envoie-lui un de tes messagers pour lui signifier de remonter.
— Impossible.
— Pourquoi ?
— Il n’y en a plus aucun ici. Je m’en suis déjà expliqué. Les ombres inconnues détestent la plaine. On a le plus grand mal à les faire venir jusqu’ici. Et la plupart de celles qui y consentent refusent d’avoir affaire aux humains. Je n’y tiens pas non plus, d’ailleurs. Ça les met chaque fois de très mauvaise humeur. Tu disposes de toute une piétaille. Il doit bien rester quelque part un homme inoccupé. »
Le sarcastique infidèle ! Douze cents troufions au bas mot se tournaient les pouces autour de la forteresse en attendant d’escorter la caravane aux trésors, mais sans rien faire d’utile entre-temps. « Je cherchais un expédient un peu plus rapide. » Quand la Compagnie arpenterait la plaine stérile, il n’y aurait guère de temps à perdre, Shivetya dût-il accomplir des prodiges.
On n’avait pas reçu non plus de bonnes nouvelles de Suvrin. Tobo aurait dû l’accompagner. Au minimum Doj ou Madame. Quelqu’un de mieux équipé pour affronter les ombres inconnues. Mais on aurait déjà dû apprendre, à tout le moins, qu’une tête de pont avait été établie.
« Tu ferais mieux de descendre toi-même, l’avisa Baladitya. Parce que Lame refusera de se plier à une autorité inférieure.
— Hein ? Pourquoi ?
— Il entend des voix l’appeler. Il cherche un moyen de leur répondre.
— Bon sang ! » Roupille piqua ce qui était pour elle un accès de fureur noire. « Le sale petit embrouilleur de mange-merde ! Je vais le… »
Tobo et Baladitya sourirent. Roupille la boucla. Elle se souvenait d’une époque où ses frères de la Compagnie la poussaient dans ses derniers retranchements, rien que pour voir jusqu’à quel point elle pouvait se montrer inventive dans son souci d’éviter les obscénités. « J’aurais dû vous décrire dans mes annales tels que vous êtes en réalité. Pas toi, Baladitya. Tu es un être humain, toi. » Elle fusilla Tobo du regard. « En ce qui te concerne, je commence à me le demander.
— Pour un incroyant, marmonna Baladitya dans sa barbe.
— Oui. Eh bien, il existe plus d’âmes égarées comme vous que de personnes qui, comme moi, connaissent la Vérité. Je dois être la seule lumière de Dieu dans ce foutu Pays de nos chagrins. »
Baladitya se renfrogna puis comprit. Roupille se moquait elle-même de l’intolérance de sa propre religion à l’égard de ceux qui n’en font pas partie, de tous ces infidèles qui composent le « Pays de nos chagrins ». Lequel, à une époque antérieure, quand les Vehdnas étaient plus nombreux et faisaient preuve, dans leur désir de sauver les infidèles de la damnation éternelle, d’un prosélytisme plus enthousiaste, était aussi surnommé le Royaume de la guerre.
Seuls les croyants vivent au Royaume de la paix.
« Cesse de te défiler, Tobo ! aboya-t-elle. Tu vas descendre avec moi. Au cas où il entendrait réellement des voix.
— Ça me semble une excellente raison de ne pas l’approcher.
— Tobo.
— Je te suis, capitaine. Personne ne t’attaquera par-derrière. »
Roupille poussa un grondement sourd. Elle n’avait jamais pu se faire au laisser-aller ni à l’irrespect, pourtant deux solides piliers de la culture de la Compagnie bien avant son arrivée.
Les soldats se moquaient de tout et se plaignaient du reste. Mais ils faisaient leur boulot.
Roupille enrôla une demi-douzaine d’autres compagnons en même temps qu’elle dévalait précipitamment l’escalier. Tous venaient de Hsien. Elle s’émerveillait elle-même des résultats du régime d’entraînement incessant qu’elle leur avait imposé. Nombre de ces nouvelles recrues appartenaient à la lie du Pays des ombres inconnues : criminels, fugitifs, bandits, déserteurs des armées des seigneurs de la guerre ou demeurés s’imaginant qu’une virée avec les soldats des ténèbres leur offrirait l’occasion d’une grande aventure. Désormais en grande forme, forts et sûrs d’eux-mêmes après des mois de préparation intensive, ils frimaient complaisamment. Le fracas des armes, sans doute plus proche qu’ils ne le prévoyaient, se chargerait de tremper définitivement leur acier.
Durant la descente, Roupille croisa des dizaines d’hommes qui remontaient inlassablement des trésors en surface. « Tu es bien sûre de ne pas trop en faire en matière de pillage des tombes ? lui demanda Tobo dans son dos. Nous avons déjà suffisamment accumulé pour faire un homme riche de chaque troufion. » Réalité qui n’était pas passée inaperçue aux yeux de certaines recrues de provenance plus que douteuse. Mais l’homme résiste aisément à la tentation quand il sait que son capitaine est en mesure de le faire sortir indemne de la plaine et que les ombres inconnues le traqueraient impitoyablement par la suite s’il prenait une initiative déplacée.
« Nous ne pourrons pas vaincre la Protectrice avec huit mille hommes, Tobo. Il nous faut des armes secrètes et des démultiplicateurs de forces. L’or remplit les deux rôles. »
Tobo était parfois désarçonné par son capitaine. À un moment donné, durant ses nombreux loisirs, elle avait fréquenté d’un peu trop près une bibliothèque consacrée à la stratégie militaire. Elle était encline à régurgiter des concepts tels que « centre de gravité stratégique » et « démultiplicateur de forces » au moment même où ils risquaient d’inquiéter ses interlocuteurs et de les mettre mal à l’aise.
Tobo se faisait aussi du mouron parce que les anciens, les vétérans comme Toubib, Madame et les autres, abondaient dans ce sens. Ce qui signifiait que quelque chose lui échappait.
« Nous allons prendre tout notre temps, déclara Roupille quand ils eurent atteint le niveau des cavernes de glace où avaient été séquestrés les Captifs. Vous autres, poursuivit-elle en s’adressant à ceux qu’elle avait contraints à la suivre. Je veux que quatre d’entre vous remontent deux dormeurs en surface. Ombrelongue et le Hurleur. Le Hurleur voyagera en notre compagnie. Avec Tobo. Un petit groupe de corvée conduira Ombrelongue à Hsien pour son procès. Vous deux, restez avec nous ! »
Les cavernes de glace semblaient inaltérables. Hors du temps. Le givre ne tardait pas à estomper toute trace des va-et-vient. Difficile de distinguer les trépassés des ensorcelés sans l’examen attentif de quelqu’un de compétent.
« N’entrez pas avant qu’on vous ait appelés, vous autres, continua-t-elle. Soufflez seulement sur ces choses et quelqu’un mourra. » Ce qui, manifestement, s’était déjà produit. Plusieurs des Captifs comptaient parmi les cadavres, ainsi qu’une poignée de ces mystérieux Anciens dont Shivetya ne lui avait toujours pas expliqué la présence.
Les connaissances que le démon refusait de partager étaient légion.
« Il faut impérativement remonter ces deux-là sans les réveiller, déclara-t-elle à Tobo.
— Je dois rompre la stase. Sinon, ils mourront dès qu’on les touchera.
— Je sais. Mais je veux qu’on les maintienne dans un état où ils ne pourront pas nous nuire. Si jamais Ombrelongue se réveille en chemin, il n’y aura personne pour le contrôler.
— Laisse-moi faire mon travail. »
Susceptible, hein ? Roupille se posta entre le jeune sorcier et l’entrée de la caverne, au cas où la curiosité des soldats l’emporterait sur leur bon sens. Elle s’étonna de la rapidité avec laquelle la glace se reformait, de l’infinie délicatesse des cocons, semblables à des toiles d’araignée, qui enveloppaient les vieillards endormis. Au-delà du Hurleur, on ne distinguait plus guère de traces des piétinements qui avaient affecté la caverne durant la libération des Captifs. Le sol, à cet emplacement, s’inclinait vers le haut et dessinait un coude, tandis que la caverne elle-même rétrécissait au point de contraindre l’éventuel explorateur à ramper. En s’enfonçant assez profondément, on atteignait une autre caverne, où les reliques les plus sacrées du culte des Félons avaient été dissimulées à l’occasion de très anciennes persécutions. La Compagnie les avait détruites, en réservant une attention toute particulière aux puissants Livres des Morts.
Après avoir dépêché vers la surface les deux sorciers endormis, Roupille resta un bon moment silencieuse. Tobo, les deux jeunes soldats d’os et elle reprirent leur descente dans les entrailles de la terre. Elle avait deux idées derrière la tête. Tout d’abord identifier la source de la lumière bleu pâle qui s’infiltrait à travers la glace de la caverne des vieillards et éclairait ce trésor humain. Et : « Quel est le centre de gravité de l’empire taglien ? » La seconde l’intéressait au premier chef. La première ne lui était inspirée que par la curiosité. Peu importait. Ce n’était peut-être que la clarté d’un autre monde.
« Volesprit, lui répondit Tobo. Inutile d’y réfléchir à deux fois. Tue Volesprit et tu te retrouveras face à un gros serpent décapité. La Radisha et le Prahbrindrah Drah sortiront des rangs pour se présenter au peuple et tout sera terminé. » Simple comme bonjour, à l’entendre.
« Sauf qu’il nous restera à débusquer le Grand Général.
— Et Narayan Singh. Et la Fille de la Nuit. Mais la Protectrice est la seule que nous ne pourrons pas circonvenir avec les molosses noirs. »
Sa voix était devenue blanche quand il avait fait allusion à la Fille de la Nuit. Son trouble n’avait pas échappé à Roupille. Tobo avait rencontré la jeune sorcière à l’époque où elle était encore prisonnière de la Compagnie, avant son exil au Pays des ombres inconnues. Roupille avait pu constater l’effet violent qu’elle lui faisait.
Le capitaine ratait bien peu de choses. N’oubliait jamais rien. Et faisait rarement une erreur.
Mais envoyer les vieux de la vieille à la chasse au dahu, dans le seul but de ne plus les avoir dans les pattes et pour leur interdire de la surveiller, se révéla une bourde de première grandeur.
Le capitaine trouva Lame planté devant un mur de ténèbres, raide comme un piquet, une lanterne brinquebalant à la main gauche. Il se tenait là depuis un bon moment, visiblement. Des récipients de carburant vides jonchaient le sol. Leur contenu avait été conçu pour permettre à Baladitya et aux éclaireurs de déterrer les trésors enfouis.
Le capitaine piqua une crise. « Lame ! Que… ? »
Il lui intima le silence d’un geste. « Écoute, chuchota-t-il.
— Quoi donc ?
— Écoute, c’est tout. » Et, constatant que Roupille avait épuisé ses réserves de patience, il ajouta : « Ça. »
Elle l’entendit parfaitement. Un cri. Mais très distant, ténu et répercuté par l’écho. « Au secours ! »
Tobo aussi l’avait entendu. Il sauta en l’air. « Capitaine…
— Convoque ta Cat Sith. Ou un autre des molosses noirs.
— Je ne peux pas faire ça. » Comment lui avouer qu’il avait outrepassé ses directives et envoyé le plus gros des ombres inconnues assister Toubib et Madame ?
« Pourquoi ?
— Ils refuseraient de descendre jusque-là.
— Contrains-les.
— Impossible. Ce sont mes partenaires, pas mes esclaves. »
Roupille marmotta quelques mots in petto à propos de damnation et d’alliance impie avec les démons.
« On ne peut pas aller plus loin, déclara Lame, répondant à une question qu’on ne lui avait pas posée. J’ai essayé plus de mille fois. La volonté de toute la Compagnie réunie ne permettrait pas de descendre une marche de plus. Je ne serais même pas capable de balancer une de ces fioles de pétrole là-dedans.
— En reste-t-il de pleines ? s’enquit Roupille.
— Là-bas. »
Elle ramassa trois pots pleins et en laissa tomber deux aux pieds de Lame. « Recule », lui ordonna-t-elle. Le pétrole d’un pot cassé ne saurait être intimidé par des ténèbres surnaturelles. « Allume-le, maintenant.
— Quoi ?
— Mets-y le feu. »
Lame inclina sa lanterne, non sans témoigner une très forte réticence, et laissa tomber quelques gouttes de pétrole embrasé.
Des flammes envahirent l’escalier.
« Bon sang ! couina Tobo. Pourquoi as-tu fait ça ?
— Tu peux voir à présent ? » Roupille protégeait d’un bras son visage de la chaleur.
Les ténèbres n’avaient pu triompher des flammes.
« Un sol uni, deux marches plus bas. Jonché de pièces de monnaie. »
Roupille baissa le bras et passa devant Lame. Tobo la suivit. Sidéré, Lame tenta encore de passer outre. Il chancela. La résistance à laquelle il s’était attendu avait disparu.
Pourquoi ? Si subitement ?
Il était certain qu’aucun changement ne serait intervenu s’il avait allumé lui-même le feu. « Capitaine… je ferais très attention à votre place. »
Les ténèbres avaient patienté.
« Au secours ! »
La voix était plus forte, plus insistante. Et suffisamment distincte, désormais, pour être reconnaissable.
« Soyez vraiment très prudente, capitaine, reprit Tobo, faisant écho à Lame. C’est impossible. Cet homme est forcément mort.
— Au secours ! »
Les plaintes de Gobelin se faisaient de plus en plus pressantes.