CHAPITRE 36 : AUX CONFINS DES TERRITOIRES TAGLIENS

LES TERRES GASTES

Volesprit se hâtait le long de la berge d’un torrent aussi calme et profond qu’un canal, en cherchant un moyen de le traverser. Elle avait fait une erreur en choisissant de couper à travers ces landes et ces vallons pour gagner la place forte délabrée de Nijha. Suivre la route se serait sans doute traduit par une plus longue marche à pied, mais, à de pareilles occasions, elle aurait rencontré des ponts.

Lorsqu’elle se heurtait à ce genre d’obstacle, elle ne pouvait que tenter de deviner la voie qu’elle devait emprunter. Elle ne connaissait pas la contrée. Elle était aveugle. Ne disposait ni de chauves-souris ni de hiboux qu’elle aurait pu envoyer en éclaireurs. Elle n’avait pas non plus d’ombres à sa disposition cette nuit, puisqu’elle les avait renvoyées en lieu sûr avec ses corbeaux. Elle se savait toutefois parfaitement capable de disposer des spectres qui la filaient sans cesse.

Quelque chose se dressa dans l’eau derrière elle. La silhouette évoquait vaguement celle d’un cheval. Une voix lui chuchota à l’oreille de s’approcher pour l’enfourcher. C’est à peine si elle lui accorda un regard, trahissant d’ailleurs le plus parfait mépris.

Ces créatures étaient peut-être plus intelligentes que les ombres, mais sûrement pas de beaucoup. La croyaient-elles stupide ? Elle n’avait nullement besoin d’être familiarisée avec le folklore de Hsien pour comprendre que le cheval d’eau l’entraînerait sous la surface.

Elle ignora donc le monstre sans se douter qu’il s’agissait d’un afang, à la silhouette plus centaurienne qu’équine. Une demi-heure plus tard, elle réservait le même traitement à l’un de ses cousins, dont l’aspect était celui d’un castor géant. Puis à un troisième, évoquant cette fois-ci un crocodile, bien que cette rivière fût éloignée de près de sept cents kilomètres des régions où la chaleur permettait à ces reptiles géants de survivre. Tous murmuraient des paroles à son intention. Certains connaissaient même son vrai nom.

Elle trouva une passerelle de planches, de toute évidence installée par ces voleurs de chevaux d’indigènes des hautes vallées, qu’on n’apercevait d’ailleurs que très rarement. Alors qu’elle s’apprêtait à la traverser, un murmure monta vers elle de sous la passerelle. Volesprit ne parvint pas à saisir les paroles, mais la menace qu’elles recelaient était flagrante.

« Si tu ne veux pas que je traverse, monte donc m’en empêcher. » Elle avait choisi la voix d’un petit enfant extrêmement agacé mais nullement effarouché.

Quelque chose s’éleva. Énorme, noir et hideux. Luisant par endroits d’une lueur lépreuse interne. Ses dents étaient beaucoup trop nombreuses. Elles saillaient de sa gueule à des angles incongrus. La chose devait rencontrer de gros problèmes à l’heure des repas.

Tous ces crocs et ces dents se dévoilèrent en claquant quand le monstre s’apprêta à bondir.

La main droite gantée de Volesprit se tendit. Un jet de poussière scintillante en jaillit, qui dériva à la rencontre de l’esprit malfaisant.

Le monstre hurla.

Volesprit sauta de la passerelle juste avant qu’elle ne se fracasse, réduite à l’état de petit-bois. Elle recula et regarda la bête se cabrer puis se dissoudre. Une suave mélopée évoquant la comptine d’une petite fille sautant à la corde s’échappa de son morion. « C’était drôle de te voir mourir », disait son refrain.