Maman m’a sauvé. Un peu. Sans doute l’instinct maternel ou quelque chose du genre.
Elle voulait savoir où j’en étais de ma vie. Elle se faisait vieille. Maintenant, elle regrettait de ne s’être pas davantage occupée de moi. Elle avait honte. Elle aurait bien voulu que je lui pardonne.
Moi, je ne savais pas trop de quoi elle voulait parler. Je n’avais rien à lui pardonner. Je voulais juste qu’elle me foute la paix. Qu’elle m’oublie.
On ne peut pas oublier l’absence.
On a échangé quelques lettres. Où elle me disait qu’elle était revenue en France. Sans papa. Qu’elle m’aimait. Qu’elle n’avait jamais cessé. Je crois bien qu’elle se foutait un peu de ma gueule. Elle avait raison de me prendre pour un con. Moi, j’avais tellement besoin d’amour à ce moment-là que j’étais prêt à gober n’importe quelle idiotie.
J’ai fini par la croire. À force de répéter les choses, cela devient une évidence.
Et qu’est-ce qu’elle pouvait pour moi, pour se racheter ? Elle semblait prête à tout. Moi, je crois juste qu’elle avait encore des choses à se reprocher. Ça change tout à la sincérité. Elle voulait juste se savoir en règle avec sa conscience. Elle aurait dû aller se confesser. Mais l’église était fermée. Pire, il était question de la démolir. Ou de la transformer. Le diocèse n’avait pas trouvé de repreneur. Enfin, pas celui qu’il espérait. On parlait d’une mosquée à la place. C’était dans l’air du temps. Elle ajoutait, j’avais bien l’impression qu’elle s’énervait en écrivant cela, je croyais entendre Tarzan parler, qu’ils étaient en train de tout envahir, de tout racheter dans le coin, comme les Chinois en leur temps. Il y avait dans ce ils, me semble-t-il, comme une sorte de lassitude, d’abandon. Il n’y avait plus de place, prétendait-elle, pour les signes de croix, plus de temps pour les cantiques, plus le temps de rien, venait celui des tapis volants, des culs tournés et des pieds qui puent.
Elle avait l’air salement aigrie, maman. Depuis qu’elle avait quitté la cité des peintres pour assister d’un peu plus loin à la destruction de la dernière tour, elle avait changé. Tellement changé. Elle l’avouait bien volontiers, elle l’écrivait tel quel :
Les gens me font chier. Tout me fait chier. Ils ont des rêves qui ne sont plus les miens. Je ne reconnais plus rien de tout ce que j’ai aimé. Tu ne reconnaitrais plus rien, j’en suis certaine, toi non plus, Benjamin, tu ne reconnaitrais plus rien. Maintenant, même en plein hiver, les gens fument sur leur balcon, ou carrément dehors, sur des morceaux de pelouse, sur les trottoirs. Tu te rends compte ? Ils ont honte de leurs petits caprices ! On fabrique des exclus ! On condamne les fumeurs à mourir d’une pneumonie plutôt que du cancer ! Tu me diras où est la différence, au final…
Ne reviens jamais, je t’en prie, reste où tu es, c’est forcément mieux qu’ici.
Elle était gentille, maman, avec tous ses conseils attentionnés, ses mises en garde, mais de toute façon, je n’avais aucune intention de revenir. Pourquoi même en aurais-je eu l’idée ?
Dans ses lettres, elle parlait aussi de papa au passé. Comme s’il n’existait plus. Du moins, comme si, pour la seconde fois, il avait disparu. Il avait dû en avoir marre d’elle, de tout son égoïsme, il s’était rendu compte qu’il n’y avait pas de place pour lui dans cette vie. J’ai su plus tard que non, il ne s’agissait pas de cela, c’était juste qu’elle l’avait laissé là-bas, elle écrivait là-bas sans préciser davantage où ça se situait, sauf qu’il y avait la guerre, qu’elle serait bien restée, malgré son mauvais caractère, et que même ils avaient prévu de se marier.
C’est te dire, Benjamin, comme on s’aimait quand même, tu ne peux pas savoir comme on s’aimait !
Elle demeurait sans nouvelles de lui, il ne lui écrivait plus. La dernière lettre qu’elle avait reçue lui conseillait de ne pas s’inquiéter, il partait en mission. Il ne pouvait pas lui en dire plus, secret défense. Peut-être qu’il était mort maintenant, dans son désert.
Elle semblait quand même super malheureuse, maman, elle se sentait vieillir. The Naked Tits étaient drôlement loin, maintenant, à des années-lumière de sa jeunesse. Elle continuait de jouer pour elle-même, de temps en temps, des vieux trucs des années d’abondance, mais va essayer de jouer toute seule à la batterie pour que ça ressemble à quelque chose ! C’est nul ! Elle se sentait bien abandonnée devant ses fûts à cogner comme une dingue, malgré les rhumatismes qui s’invitaient à ses poignets, les articulations qui craquent.
Après la cité des peintres, elle avait emménagé dans une sorte de ville horizontale. La nouvelle mode. C’était tendance, l’horizontal. Comme ça, les architectes prétendaient qu’on verrait mieux le soleil, quand il y en aurait. À défaut d’un véritable horizon, on pouvait déjà l’imaginer. Finalement, elle me ressemblait, maman, avec le même genre d’empêchement : le soleil, le plus souvent, elle devrait le rêver.
Elle habitait une modeste maison avec de la fumée qui sort de la cheminée l’hiver et des voisins qui font tous la même chose l’été, dans leur jardin. De tout petits jardins, avec des arbres qui se ressemblent, plantés autour, pour se protéger du regard des curieux, des trucs achetés à la jardinerie du coin. Les mêmes chaises longues de chez le Suédois, et aussi, les mêmes bruits interdits du dimanche. Les mêmes tondeuses à gazon qui s’obstinent dans un bruit détestable à raser le peu de vert qui dépasse encore. Elle affirmait, maman, que la mode pour les pelouses équivalait à celle des cheveux, que la beauté pour les hommes résidait maintenant dans l’absence de chevelure.
Ce n’est plus comme avant, les mecs !
Elle semblait regretter ce temps-là aussi. Les pelouses avaient suivi le même chemin d’ennui et, rien que pour cette raison, elle avait laissé les mauvaises herbes s’installer. Il fallait oser s’aventurer dans ses quelques mètres carrés de verdure anémique. Punk attitude.
Tu ne peux même pas t’imaginer comment c’est devenu la banlieue, après l’échangeur, des maisons à perte de vue, avec des rues à angle droit, et tout le bazar...
Je me demandais, moi, vu d’ici, en essayant d’imaginer, ce qui avait pu fondamentalement changer. Je ne voyais pas trop. Remplacer du vertical par de l’horizontal. La misère s’étalait plutôt que de monter au ciel. Finalement, je pense même qu’elle n’en était que plus honteuse à s’exhiber ainsi. À se prolonger. À propager ses cellules malades, sournoisement, comme du cancer de mauvaise qualité. Je la préférais empilée, en mille feuilles, en couches superposées, mélangée, un joyeux bordel à tous les étages, les gens qui se croisent près des boîtes aux lettres. La vie, quoi. Et plus personne pour ouvrir le courrier, plus rien.
Tu ne devineras jamais, Benjamin. Ici, tu peux crever tranquille, sans qu’on s’en aperçoive. La semaine dernière, à deux blocs de chez moi, ils ont retrouvé Tarzan mort dans sa baignoire. Tu te souviens de lui, bien sûr. Il t’a appris à nager. Je crois même qu’il t’a appris beaucoup plus que ça.
Eh bien, figure-toi, il a fallu attendre trois jours pour qu’on s’inquiète de sa disparition. Cela fait bien longtemps qu’à la piscine Christine Caron, on s’était passé de ses services. Trop vieux, trop moche. Les muscles tout rabougris à force d’arpenter d’un pas lent les bords du bassin. Remplacé depuis longtemps par une très jolie fille tout droit sortie de Malibu ou de quelque chose qui lui ressemble, avec les nichons qui vont bien. Un peu comme ceux de Daisy, tu te souviens de Daisy, ta marraine, les nichons qu’elle avait, on était toutes un peu jalouses de sa poitrine, du succès qu’elle avait avec les garçons. Nous rien, ou presque rien, à part ton père, moi, pas grand-chose d’autre, heureusement qu’il passait par là, ton père.
Daisy, on l’a opérée, voici un an, à peu près, tu vas rire, il n’y a rien de drôle pourtant, d’un cancer du sein. Je touche du bois, à ma dernière mammographie, ils n’ont rien trouvé, mais elle, enfin bon, il a fallu l’opérer, et maintenant, elle est toute plate, on dirait un mec. Elle est guérie, mais quand même, elle est bien punie d’avoir eu des gros seins et de les avoir montrés comme ça. Des fois, je me dis qu’il y a une justice et que Dieu, Il est derrière tout le truc. Le père Germain aurait expliqué ça mieux que moi.
Enfin bref, pour en revenir à Tarzan, je trouve ça quand même un peu cruche de mourir noyé dans une baignoire quand on a été toute sa vie maître-nageur ! Un comble ! Il paraît que quand ils l’ont retrouvé, il était déjà tout bleu et tout fripé, comme les bébés après le bain. Comme toi, des fois, quand je te criais trop fort dessus.
On voit où ça mène de se laver trop souvent. Nous, les punks, on avait appris à se ménager de ce côté-là. C’était quand même autre chose.