Les choses avaient changé depuis cette fameuse nuit de Noël. À cause du petit Jésus. À cause du nouveau venu. À cause de tout le monde, finalement. Tout avait changé.
Le père Germain ne croyait plus en rien. La justice ecclésiastique avait rendu son verdict : excommunication. On lui laissait quelques mois pour s’organiser.
Plus rien à foutre, maintenant ! Depuis le temps que ça me démangeait !
Personne ne voyait encore ce qui le démangeait.
Interdit d’exercer son ministère, il avait confié à Isidore le soin de procéder, dans l’urgence, aux confessions. Ce dernier s’en sortait plutôt bien. Cela changeait un peu : Isidore ne puait pas des pieds. Du coup, les gens étaient revenus en masse pour se faire absoudre de leurs péchés. L’église ne désemplissait pas.
Isidore confessait après son travail à la clinique des Glycines. Au portail de l’église, il avait apposé une très jolie plaque en faux cuivre, avec son nom, Isidore Diop, et ses heures de consultation. Il recevait aussi sur rendez-vous, mais avec un dépassement d’honoraires. Si la confession simple demeurait gratuite pour l’ensemble des pécheurs, à condition qu’elle n’excède pas quinze minutes par patient, il ne voyait en revanche pas pourquoi un service plus personnalisé comme celui de recevoir sur rendez-vous et sans limitation de temps, service qu’il rendait à la communauté, ne serait pas rémunéré.
Il en avait aussi profité pour moderniser les prières habituelles qu’il trouvait, selon ses propres termes, ringardes.
Ça ne veut plus rien dire ! Ça ne parle pas assez à Dieu ! Dieu, ce qu’Il veut entendre aujourd’hui, ce qu’Il attend, c’est qu’on lui raconte des histoires ! Qu’on le surprenne !
Au début, les gens avaient paru un peu déconcertés. Surtout les premiers fidèles à revenir qui n’avaient d’abord pas su comment se comporter quand il avait été question de réciter en rémission de leurs péchés, deux Le corbeau et le renard plutôt que deux Je vous salue Marie et trois Le lièvre et la tortue plutôt que trois Notre-Père.
Afin de les accompagner durant cette période transitoire qui les menait tout droit vers la modernité et vers une conception audacieuse de la religion, Isidore avait mis à leur disposition, à l’entrée de l’église, des petits fascicules qu’il avait lui-même confectionnés à l’aide de la photocopieuse de la clinique. Ils reprenaient les prières nouvelles à connaître. Outre Le corbeau et le renard et Le lièvre et la tortue, déjà cités, on y trouvait également :
La cigale et la fourmi,
Le rat des villes et le rat des champs,
Le chêne et le roseau,
Le héron.
Suivaient quelques recommandations de bon usage et de correspondances entre l’ancienne coutume et la nouvelle. Ainsi, l’on y apprenait que Le héron remplacerait dorénavant avantageusement la prière de l’acte de contrition, La cigale et la fourmi le Credo, Le rat des villes et le rat des champs le confiteor, Le chêne et le roseau le Gloria.
Si ces nouvelles pratiques ne s’adressaient pas directement à Dieu qui, selon toutes vraisemblances, avait disparu de la circulation en profitant de la bousculade qui s’en était suivie à l’issue de la messe de Noël, elles possédaient au moins l’avantage de s’adresser à tous les fidèles, de manière uniforme, sans distinction de race, de couleur et de religion, à condition qu’ils maîtrisassent la langue française.
D’ailleurs, pour être tout à fait complet et objectif sur ce point, cette décision de changer les prières n’en revenait pas uniquement à Isidore. Elle avait été prise par une sorte de consistoire, d’un commun accord avec le père Germain, représentant défroqué du culte catholique, et avec Benjamin Goldenberg qui, quoique non pratiquant du culte israélite, en possédait par sa mère les bases essentielles.
Après une période d’adaptation bien normale, tout le monde à la cité des peintres avait fini par s’habituer à cette pratique d’un genre nouveau où, que l’on soit juif, catholique, musulman, animiste et même athée, il suffisait, pour être pardonné de tous ses péchés, de réciter une ou deux fables de monsieur Jean de La Fontaine, et hop, emballé c’est pesé, on pouvait rentrer chez soi, le cœur léger. Plutôt cool, finalement.
Par la suite, afin d’y apporter une touche plus personnelle, Benjamin Goldenberg obtiendrait également du consistoire l’autorisation d’ajouter au bréviaire déjà constitué Le loup et l’agneau, en lieu et place du kaddish, la prière des morts. De cette manière, le caractère œcuménique de ce recueil ne pouvait plus échapper à personne.