Maman devait partir en tournée avec The Naked Tits. La première vraie tournée depuis le début du groupe. Dans de vraies salles. Avec des affiches partout sur les murs, dans les villes où les filles allaient jouer. Un type les avait repérées dans un concert qu’elles donnaient à Mantes-la-Jolie. Maintenant, il s’occupait d’elles. Je ne l’aimais pas bien lui. Il transpirait tout le temps. Il passait son temps à s’éponger avec un gros mouchoir à carreaux. Dès qu’il pouvait, il touchait les fesses des filles, en passant, l’air de rien, à la fin des répétitions. Un gros dégueulasse, vraiment. Comme les promoteurs de la ville nouvelle, comme aussi ce qu’elle m’avait raconté, mémé Lucienne, il leur promettait la lune. Elles allaient enregistrer une maquette qu’on irait présenter aux maisons de disques. Elle était toute excitée, maman. Du coup, elle devenait plus gentille.

Pour moi, il avait fallu trouver une solution. Pas question que je reste sans surveillance, seul dans l’appartement. J’étais encore trop petit. Incapable de me débrouiller. Et puis, il y avait les bruits, je risquais de faire une crise, de devenir tout bleu, de m’arrêter de respirer. Trop dangereux. On avait tranché : je dormirais chez mémé Lucienne. Isidore me déposerait le matin et passerait le soir pour me faire faire mes devoirs. Comme ça, ça allait. Maman pouvait me laisser. Elle savait que j’étais entre de bonnes mains. Et puis, elle s’en foutait, de toute façon.

Quand même, j’ai un peu pleuré quand je l’ai vue monter dans le combi Volkswagen, avec les autres. Un petit signe de la main de derrière sa fenêtre et puis voilà, elle était partie. Je l’aimais bien ma maman, mais elle, je n’en aurais pas mis ma main au feu.

Chez mémé Lucienne, il n’y avait qu’un lit. Celui où elle dormait et où je devrais dormir aussi. Au-dessus du lit, elle avait accroché une croix avec Jésus qui saignait de partout sur nous quand on était couchés. C’était assez dégoûtant. Je la trouvais un peu triste la chambre. Toute sombre, avec une armoire qui faisait peur tellement elle était haute. Et une commode aussi. Avec du marbre au-dessus et plein de tiroirs en dessous. On aurait cru une tombe. Sur la tombe, mémé Lucienne avait posé, pour décorer paraît-il, des souvenirs. Une partie de sa vie. Elle ne pesait pas lourd la vie de mémé. Vraiment. Dans un cadre tout doré, un joli cadre, il devait valoir des sous, pour sûr, il y avait un monsieur habillé comme dans l’ancien temps, avec une moustache, et qui me souriait. Tout le temps, il me souriait. Même quand je bougeais dans la pièce, il avait l’air de me suivre et il me souriait encore. Mémé Lucienne m’avait rassuré : ça lui faisait la même chose, il n’arrêtait pas de lui sourire, et pire, dans le noir, quand elle essayait de dormir, il lui souriait encore. Elle me fichait un peu la trouille avec ses conneries. Le monsieur s’appelait Jules. Un train lui avait roulé dessus. Alors, il restait là, à la surveiller. À part ça, il y avait aussi une sorte de vase complètement tordu en verre rose qui ressemblait à un gros bonbon à moitié sucé. Dedans, mémé avait disposé deux ou trois fleurs qui ne sentaient rien parce qu’elles étaient en plastique.

C’est quand même pratique le plastique, une sacrée invention, et puis ça fait joli en plus !

Moi, je ne trouvais pas trop. Elle semblait contente, tant mieux. Il y avait aussi une poupée en costume, assise les jambes écartées, tellement qu’en se penchant un peu on pouvait lui voir les poils (mais elle était pubère, ou alors elle se faisait le maillot), avec une coiffe comme les bonnes sœurs elles ont sur la tête. On aurait dit un peu le même genre que la dame qu’on voit dessinée sur les boîtes à biscuits. Juste à côté, une boule en verre avec une église blanche enfermée à l’intérieur qui, quand on la retournait, faisait comme une tempête de neige. C’était joli, mais ça ne durait pas très longtemps. Dommage.

Voilà.

Ah si, j’oubliais la pendule accrochée au mur, face au lit. On ne pouvait pas la rater, celle-là, une fois allongé. Au-dessus du cadran qui donnait l’heure, se dressait une sorte de mini cabane avec une petite porte qui, d’après ce que racontait mémé Lucienne, s’ouvrait régulièrement pour laisser sortir un petit oiseau qui faisait coucou. J’étais super impatient de voir ça. Après la première nuit passée chez elle, beaucoup moins.

D’abord, il avait fallu assister à son coucher. Aussitôt qu’elle avait soulevé les draps, une odeur de pisse m’avait pris à la gorge. Il paraît que c’est normal chez les vieux. Le père Germain m’avait expliqué, les descentes d’organes, le pipi qui sort tout seul sans qu’on l’ait sonné, les gouttes qui sèchent dans la culotte, tout le bazar. Je me demande bien comment il connaissait ces choses, l’abbé, peut-être qu’il les avait lues dans un livre. Mais lequel de livre ? J’aurais bien aimé savoir quand même.

Une fois couchée, mémé ôtait ses dents. Elle avait beau essayer de faire ça en douce, je voyais bien qu’elle les mettait dans un verre d’eau qu’elle posait sur sa table de chevet, à côté. Et puis, de toute façon, il y avait aussi le bruit que ça faisait quand elle les retirait, comme quand elle claquait la langue après avoir mangé de la soupe. Horrible ! J’avais mal à l’intérieur de moi. Jusque dans le bas de mon ventre, j’avais mal. Ça résonnait longtemps.

Sans ses dents, mémé Lucienne semblait encore plus vieille. Quand elle se retournait pour me sourire une dernière fois, avant d’éteindre la lumière, ça faisait comme si sa bouche avait été cousue. Comme si elle avait voulu s’empêcher de parler. J’ai compris après.

La lumière aussitôt éteinte, Mémé s’endormait. Elle ne respirait plus pareil et, même avec mon casque, je l’entendais. Passe encore. Je pouvais supporter. Non, le pire restait le coucou. Pas seulement lui quand il sortait de sa boîte, toutes les heures, en poussant son cri stupide qui ne ressemblait à rien, jamais je n’avais entendu un oiseau comme ça, il me donnait envie de lui foutre des claques, mais ce qu’il y avait autour. Ce petit claquement énervant dans mes oreilles à chaque fois que la grosse aiguille se déplaçait d’un cran dans son cercle imbécile. Mémé m’expliquerait plus tard que c’est le temps qui passe. Moi, je trouvais qu’il en mettait du temps à passer, et que, même, il avait dû s’arrêter chez elle. Il n’avait pas l’air pressé de repartir. Il s’était installé. Il devait faire du surplace, le temps, il faisait croire qu’il avançait, mais, en vrai, il se tenait toujours là, tapi dans l’ombre, il nous observait, comme Jules dans son cadre qui croyait nous faire peur.

Mémé parlait la nuit. Elle n’arrêtait pas de parler. À heures fixes, aux heures rondes, chaque fois que le coucou avait fini de chanter. Elle lui répondait. Elle attendait ce moment pour révéler des choses qu’elle avait retenues jusque-là. Comme si les fils de sa bouche cousue avaient tout d’un coup pété. Elle avait trop de mots derrière. La couture n’avait pas résisté.

Quand elle délirait ainsi, Mémé Lucienne, il y avait toujours un moment où elle se levait dans son sommeil, parce qu’elle dormait toujours, ça, j’en suis sûr, vu toutes les conneries qu’elle racontait, elle se levait, marchait jusqu’à la commode pour parler à Jules. Évidemment, Jules, malgré sa moustache et ses faux airs de Staline, demeurait sur la réserve. Valait mieux.

Mémé Lucienne tenait des discours incohérents. Des bouts de phrases auxquels je ne comprenais rien, comme quand on a de la fièvre. Certains revenaient en boucle. Presque toutes les nuits. Va savoir pourquoi.

 

Beaucoup de lumière… Il ne faut pas éteindre. Elle pourrait mourir sinon…

Ou bien :

Touille bien… Mieux que ça, touille encore… Tu vois bien, il en reste… C’est à cause des oiseaux…

Et aussi :

On doit les laisser tranquilles maintenant… Arrête de les tripoter… Ferme cette porte, nom de Dieu, on pourrait nous voir… Sens-moi ça, nom de Dieu !

Mémé jurait beaucoup, la nuit. Elle s’emportait contre ce Dieu qui pourtant, à part lui avoir ravi son époux avec la complicité de la SNCF, ne lui avait strictement rien fait.

Elle ne s’adressait pas à moi, mais j’avais quand même envie de lui cracher le morceau, que ça sentait plutôt la pisse ici, dès qu’elle remuait, et que, surtout, j’éprouvais l’envie pressante de dormir.

Après son monologue, elle retournait tranquillement se coucher et somnolait à nouveau jusqu’à l’heure suivante où elle recommençait son petit manège. Je crois bien qu’elle avait un léger grain, mémé Lucienne. En plus d’avoir les nichons qui pendent et de sentirla pisse, elle était dingue, c’est sûr.

Gazoline Tango
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