Il y a des vies ratées d’avance. C’est, sans doute, ce qu’avait pensé Benjamin Granger (s’il avait été en mesure de déjà penser à cet âge), le lundi 11 juillet 1983, jour de sa naissance, au sortir de sa mère, à treize heures quinze précises, lorsqu’il avait été question, toute affaire cessante, de pousser son premier cri pour indiquer à la sage-femme, sous ses claques répétées, qu’il était en vie.
Il avait bien tenté de résister un peu, pour la forme, montrer sa désapprobation, devenir presque bleu à force de se retenir, mais l’insistance avec laquelle la dame s’était acharnée sur ses fesses avait eu raison de son mutisme et, afin qu’on lui fiche la paix, il s’était résolu à articuler quelque chose qui ressemblait vaguement à un son.
Son couinement avait résonné longtemps à l’intérieur de son crâne. Trop longtemps et de manière suffisamment agressive pour qu’il prenne une décision : quoi qu’il arrive, dès à présent et jusqu’à sa mort, il ne hurlerait plus jamais. Promis juré craché. Évidemment, il ne tiendrait pas sa promesse. Comment l’aurait-il pu ? Seul, son inconscient s’exprimait, quelque chose d’avant lui qu’il ne pouvait maîtriser.
Dès le début de la grossesse, enfin non, pas tout à fait dès le début, en tout cas dès qu’il avait eu des oreilles suffisamment développées (on les voit distinctement à l’échographie), pour percevoir quelque chose du monde extérieur, Benjamin Granger avait dû se résigner : rien de ce qui se déroulait au dehors, même déformé par le liquide amniotique, comme quand on nage sous l’eau, ne ressemblait de près ou de loin à une douce comptine que lui aurait chantée tout bas sa prétendue maman qui, pour l’instant, se présentait plutôt comme une bruyante et invisible créature.
Sa mémoire intra-utérine se réduisait à peu de choses, mais elle était déjà sacrément encombrante.
Pendant neuf mois, durée légale de développement d’un fœtus pour prétendre à une entrée ordinaire dans le monde, sans séquelles apparentes, durée qu’il aurait volontiers prolongée s’il en avait eu les moyens, cela n’avait été que hurlements et insultes à répétition, proférés par un homme, certainement un homme à en juger par la gravité de la voix. Un homme qui, bizarrement, disparaîtrait à sa naissance. Cela valait d’ailleurs mieux, pour lui comme pour maman, tant les coups que cet individu avait dispensés tout au long de la grossesse, avaient fait craindre pour la survie du bébé comme pour celle de la future parturiente.
Mais comme si cela ne suffisait pas encore, il avait aussi fallu ajouter, pour faire bonne figure, les nuisances sonores provoquées par la maman elle-même, sur fond de musique rock.
Maman était batteuse dans un groupe de filles, un des premiers. Elle tapait aussi fort sur ses fûts que le type cognait dur sur son ventre avec l’enfant à l’intérieur. On était au début des années 1980, en plein mouvement punk, la qualité musicale importait peu, il fallait d’abord hurler sa haine de l’ordre établi en jouant le plus vite et le plus fort possible. No future.