La destruction des tours ayant commencé, un second élément était venu perturber les plans de vie commune que nous avions échafaudés avec Noémie. L’idée du mariage n’en était pas abandonnée pour autant, elle s’en trouvait simplement repoussée.

J’avais reçu un courrier. La lettre émanait d’un notaire qui, après une enquête approfondie, m’annonçait que mémé Lucienne me léguait tous ses biens. Ça tombait plutôt pas mal. Je me retrouvais, sans l’avoir mérité vraiment, à la tête d’une petite fortune qui allait me mettre à l’abri des jours qui me restaient à vivre.

L’enquête avait été longue et délicate avant de remonter jusqu’à moi. Il avait d’abord fallu s’assurer que mémé ne possédait plus aucune autre famille qui, sans l’avoir jamais rencontrée (moi, au moins, je l’avais fréquentée, et pas qu’un peu), m’aurait privé de cette manne providentielle.

À partir d’une lettre retrouvée presque par hasard, une sorte de testament enfermé à l’intérieur du coucou, quand celui-ci, comme le reste du mobilier avait été placé en dépôt chez un garde-meubles jusqu’à liquidation complète de l’héritage, il avait fallu explorer plusieurs pistes hasardeuses qui conduisaient toutes à un compte en Suisse ouvert par une société d’import-export, spécialisée dans le commerce de graines et de semences, répondant au nom poétique de « L’Herbe folle » dont mémé Lucienne était propriétaire.

À tenter de lire le chiffre qu’on me présentait, avec un nombre de zéros impressionnants derrière le premier, je constatais avec stupeur que mémé Lucienne, sous ses airs de misère, avait bien caché son jeu. Elle était pétée de thunes. Son petit négoce lui avait rapporté gros. Les graines plantées dans le potager, si on ne les trouvait pas en promotion et en tête de gondole chez Jardiland ou chez Truffaut, une fois parvenues à maturité, concurrençaient largement, côté bénéfices, celles utilisées pour les tomates qui poussaient juste à côté.

Durant des années, mémé Lucienne avait non seulement ravitaillé en cannabis les usagers de la cité des peintres, mais au vu de la somme dont j’héritais, j’en déduisais qu’elle avait su aussi, grâce à son sens aigu des affaires, étendre son empire bien au-delà de la bretelle d’autoroute, là où Tchernobyl s’était arrêté, pour convaincre les consommateurs des communes avoisinantes que « l’herbe folle », cent pour cent bio qu’elle produisait et garantissait sans OGM ni pesticides, était à n’en point douter la meilleure du marché, dans toute la région.

J’avais un peu honte d’hériter d’une fortune qui s’était édifiée sur ce qu’il fallait bien se résoudre à appeler un trafic de stupéfiants, selon les termes du Code pénal, tel que stipulé aux articles 222-34 et suivants.

D’un autre côté, il m’aurait été difficile, sans trahir la mémoire de celle qui m’avait en partie élevé, de révéler la provenance frauduleuse des fonds dont j’héritais. D’autant plus qu’à le faire, j’accordais à l’État le bénéfice d’une fortune qui ne lui revenait pas et qu’il ne méritait en aucun cas. Il saurait déjà bien se sucrer sur les frais de succession. Pas la peine d’en rajouter. Je préférais me taire. J’acceptais donc volontiers, et sans scrupule, les éco-nomies bien mal acquises de mémé Lucienne.

 

À la tête de cette confortable et inespérée fortune, j’avais décidé de m’en aller très vite. De ne plus attendre. Plus rien ne me retenait. Papa et maman partis, il me fallait inventer une fin conforme aux prédictions des médecins. Quitte à mourir à l’heure prévue, à convoquer la presse, à finir en direct sur CNN, suivi par des hélicoptères sur une autoroute du côté de Los Angeles ou, en moins loin, du côté de tout de suite, je préférais encore mettre de la distance entre moi et nulle part.

Nulle part, c’était là où il y aurait du soleil toute l’année et où le nom des rues ne posséderait plus aucune espèce d’importance. Là où la peinture dégouline du ciel. J’appartiendrais à des horizons courbes. De trucs écrasés de chaleur. Noémie me rejoindrait plus tard. Monsieur Michel ne semblait pas encore tout à fait prêt à la lâcher, d’autant qu’elle devait d’abord finir son année dans l’institut d’études supérieures pour sourds et malentendants où il l’avait inscrite en langues appliquées. Je ne sais pas si elle en avait eu l’idée ou son père qui ne doutait de rien (à part de moi, peut-être), mais le choix de son orientation ne manquait pas d’audace. Ni d’humour.

Je savais que, de toute façon, elle finirait, elle aussi, par accomplir le voyage pour me retrouver. On se l’était juré par des gestes explicites qui ne nécessitaient plus l’usage de crayon et de papier pour nous comprendre.

L’urgence comme une fuite. Isidore avait souhaité également participer à cette fuite. À condition que je choisisse le Sénégal comme destination finale.

Il disait qu’avant de mourir, il voulait revoir son pays. Et, pour bien appuyer ses propos, afin de se faire comprendre parfaitement de son auditoire, de plus en plus restreint par la force des choses, il entonnait ce chant qui sonnait comme une certitude de départ :

Je veux revoir ma Normandie…

C’est le pays qui m’a donné le jour…

Le pays qui lui avait donné le jour ne se trouvait pas si loin, après tout. Et Yolande, par dévouement, maintenant que le père Germain ne lui réchauffait plus les organes, l’accompagnerait. Elle se sentait prête à subir pour cela l’intégrale de José Maria de Heredia, et même de tous les poètes du Parnasse, pour pouvoir s’endormir simplement, rassasiée, tranquille, apaisée, au côté de son homme.

Je peux témoigner de l’effort que cela représentait pour elle, car j’avais pu moi-même mesurer l’ennui vertigineux de ce courant poétique, grâce à (ou à cause de) madame Peralta qui vouait un culte inexpliqué à ces quelques poètes ampoulés. Françoise croyait pourtant bien faire. C’est pour votre culture générale, qu’elle affirmait dans ses lettres, m’obligeant à apprendre par cœur quelques-uns de leurs plus célèbres poèmes. Pour mémoire, puisqu’il est encore temps que je m’en souvienne, ces quelques vers arrachés à l’oubli :

 

… Car malgré Scipion, les augures menteurs,

La Trebbia débordée, et qu’il vente et qu’il pleuve,

Sempronius Consul, fier de sa gloire neuve,

A fait lever la hache et marcher les licteurs9

 

J’imagine que, comme moi, Yolande se faisait une autre idée de la poésie. Plus vivante. Plus moderne. Mais si l’amour d’Isidore était à ce prix, elle se rangeait bien volontiers à sa conception. Elle partirait, d’accord. Elle paraissait même plutôt ravie de ce changement de vie qui s’annonçait. Elle n’y voyait que des avantages pour poursuivre ailleurs, au soleil, ses rêves humanitaires.


9 «  La Trebbia » (extrait) poème de José Maria de Heredia.

Gazoline Tango
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