Après le saut sans parachute du père Germain et sa fin tragique, mais prévisible (on ne sort pas indemne d’un vol plané de quatorze étages), on avait dû se remettre à vivre. Tant bien que mal. Avec les moyens du bord. Le problème étant qu’on ne savait plus trop bien où se situaient les limites du bord et du vide juste derrière. Nos armoires étaient désertées, pleines de naphtaline fondue, nos souvenirs y prenaient des airs poussiéreux. Les cartons étaient prêts. Les valises remplies. Mais où aller ?

Pour ceux qui le désiraient, les services sociaux avaient proposé de les reloger, mais plus loin, toujours plus loin, vers d’autres campagnes qui ne le resteraient pas bien longtemps. À ce rythme-là, il n’y aurait bientôt plus que des villes, des faubourgs, puis d’autres villes, et encore des faubourgs, enfin bref, plus de campagne du tout. Des villes à l’infini, butant sur l’océan.

Les premières tours à être démolies avaient été celles de la rue Matisse.

Depuis l’envol du père Germain et son piqué vertigineux vers le sol, c’était le premier spectacle, son et lumière, auquel nous assistions. Je dis spectacle, car il y avait bien une forme de fascination morbide à vouloir assister à la destruction de notre propre passé.

Les autorités avaient établi un périmètre de sécurité suffisamment vaste pour que nous nous retrouvions tous amassés de l’autre côté de la voie ferrée. Ainsi, on verrait mieux, sans craindre le souffle de l’explosion.

Nous n’étions plus très nombreux, déjà. Beaucoup avaient déserté. Anticipé la fin. Trouvé quelque chose ailleurs. L’ailleurs en question se résumant le plus souvent en une autre tour, une autre cité d’où les peintres avaient fui. Qu’importe ! On nous laissait le choix de nos impostures. Entre la cité des musiciens, celle des fleurs ou celle des oiseaux, on nous offrait un autre monde exactement semblable à celui que nous quittions. Avec des rues identiques, des rues qui font rêver, qui te donnent l’air intelligent quand tu les prononces, qui te donnent l’impression d’être de quelque part.

À tout prendre, à déménager pour juste à côté, j’aurais opté pour la cité des musiciens avec sa rue Jean-Sébastien Bach et que sa joie demeure. Et tout le bordel qui allait avec.

Peut-être même que, enfin je voyais ça comme ça, dans le nouveau quartier, on aurait construit une église, avec, à l’intérieur, des tas de lumières qui s’allument et qui s’éteignent au rythme d’un synthétiseur résolument électro, et qu’un imam, un rabbin ou un prêtre, ou n’importe qui, aurait imploré le Seigneur de prendre un peu de temps pour nous visiter. Il y aurait eu des chants, des fables de La Fontaine et même du José Maria de Heredia pour ceux qui insistaient, pour les très grands malades en stade terminal de poésie.

Je n’emménagerais pas à la cité des musiciens. Ni ailleurs par ici. Parce que je savais que plus rien ne serait pareil. Que mes souvenirs, qui n’étaient pas encore des souvenirs, seulement des broutilles du passé, se trouvaient là, rassemblés dans quelques cartons prêts à partir pour je ne savais pas encore où.

Papa et maman savaient, eux. Ils avaient fait leur choix. Défini leur destination. Ils iraient là où il y a la guerre. Il y aurait toujours la guerre, là-bas. Avec de vrais pavés pour se foutre sur la gueule. Même que ça faisait super mal et qu’il y en avait des qui l’avaient tellement mal pris qu’ils n’en étaient jamais revenus. Ils s’en fichaient, papa et maman, de cette guerre-là. Ils mangeraient des oranges avec du soleil plein les yeux. Papa ferait des bruits avec sa bouche pour imiter les bombes. Pour en rajouter. Pour faire rire maman. Ce seraient des guerres de pacotille, comme les bijoux qu’il lui offrirait. Et maman, elle chanterait des chansons qui feraient mal à mes oreilles, mais que personne ne les entendrait dans le désert des Tartares. Et que moi, je serais trop loin. Elle pouvait toujours chanter, maman. Je m’en moquais maintenant.

Ils avaient décidé de partir. Là-bas. Ils n’avaient pas accepté l’offre alléchante des marchands de sommeil labellisés conformes à la législation. Ils me lâchaient. Je ne leur en voulais même pas. Ils avaient l’âge de s’éclater. De rattraper le temps perdu. Salut papa. Salut maman. Embrassez le mont des Oliviers pour moi. Je me sentais assez grand, maintenant, pour me débrouiller tout seul.

Gazoline Tango
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