Isidore en avait décidé ainsi : Benjamin devait aussi se mettre au sport.
Mens sana in corpore sano5, avait-il affirmé pour le convaincre de le suivre à la piscine.
Benjamin progressait rapidement en version latine, grâce notamment aux efforts conjugués de madame Peralta et du père Germain qui, bien qu’appartenant au noyau dur du mouvement anarcho-ecclésiastique, persistait à dire, pour lui tout seul et pour Isidore aussi, la messe en latin. Benjamin avait dû cependant aller chercher la traduction de cette expression dans les pages roses du Petit Larousse avant de se décider à l’accompagner.
Dans les vestiaires, ça puait des pieds comme dans le confessionnal, mais multiplié par cent. S’il comptait bien, cela faisait donc deux cents pieds qui puaient et qui se retrouvaient après à patauger dans l’eau. Immonde ! D’autant plus immonde que, dans l’eau, ça sentait comme chez mémé Lucienne quand elle passait la serpillière. Un mélange d’eau de Javel et de fesses mal lavées.
En plus des odeurs, il y avait le bruit. Le bruit de la piscine possède ceci de particulier qu’il casse beaucoup plus les oreilles qu’ailleurs. L’eau provoque cet effet. L’eau de la piscine, qui sent la serpillière de mémé Lucienne et les fesses mal lavées, énerve. Alors tout le monde crie. Et comme tout le monde crie encore plus fort que tout le monde, un peu comme quand les gens se coupent la parole à la télévision parce qu’ils veulent toujours avoir raison, on ne s’entend plus. En général, cela se produit au bout de la première demi-heure de débat, quand les invités sont tous à bout de nerfs, quand ils commencent à se balancer des chiffres à la figure, à propos de tout et de n’importe quoi, mais souvent à cause du nombre d’émigrés ou de chômeurs qu’il y a, et que personne ne semble d’accord sur les additions. Le ton monte tellement qu’à la fin on parle tous en même temps et qu’on n’y comprend plus rien. Trop nuls, les débats à la télé ! Ça crie comme à la piscine. Sauf qu’à la télé, on peut toujours baisser le son. À la piscine, non. Il n’y a rien à faire d’autre que de laisser passer l’orage.
Ils avaient drôlement rigolé, les durs de la rue Matisse, en le voyant débarquer avec son casque antibruit sur les oreilles. Tellement hurlé aussi qu’à la fin Benjamin n’était même plus bleu, mais violet. Ceux-là, toujours au mauvais endroit ! Comme s’ils devinaient à l’avance l’endroit où il se rendait ! Pas de chance, vraiment. Ils voulaient juste lui faire une farce, rien de bien méchant, comme dans la cour de récréation, quelques années plus tôt. Ils lui avaient arraché son casque pour le jeter à l’eau.
Va le chercher, maintenant, si t’es un homme !
Benjamin n’était pas tout à fait un homme, même s’il avait pu constater, ces derniers temps, non sans une certaine gêne, l’apparition inexpliquée d’un léger duvet autour de sa saucisse de Strasbourg qui, selon maman (elle semblait très au courant), indiquait que bientôt, il ne fallait pas qu’il s’inquiète, rien que de très normal, il y aurait aussi un liquide blanc, comme du lait Nestlé concentré sucré en tube, qui sortirait de son zizi. Et quand c’était arrivé, un jour, comme ça, sans prévenir, évidemment qu’il avait voulu y goûter en pressant sur le bout du tube. Ça faisait comme de la colle entre ses doigts et sur sa langue quelque chose de pas du tout sucré. Décidément, maman ne racontait que des conneries !
Benjamin n’avait rien à leur prouver aux grands de la rue Matisse. Il ne plongeait pas pour les convaincre qu’il était un homme. À vrai dire, il s’en moquait bien de leur avis sur la question. Il n’allait pas se battre et résister pour si peu. Il voyait juste son casque s’enfoncer dans l’eau, une petite tâche orange qui se diluait déjà, devenait de plus en plus imprécise à mesure qu’elle sombrait, il fallait qu’il la rattrape, qu’il la sauve et se sauve du même coup. Voilà tout.
Il avait trouvé l’eau à bonne température. Elle l’avait aussitôt enveloppé pour le protéger. Comme dans le ventre de maman. Les sons lui parvenaient étouffés et lointains. Transformés. Rendus inoffensifs à cause du chemin parcouru depuis la surface. Ils ne subsistaient plus qu’en gargouillis discrets. Des choses entendues ailleurs, tout ce que l’estomac concède de manifestations liquides au moment de la digestion. Des borborygmes.
Il se sentait bien sous l’eau. Il se laissait porter. En apesanteur. C’était beau. Juste beau, quand il ouvrait les yeux. Le carrelage bleu et blanc ondulait au fond de la piscine. La lumière y dessinait ses arabesques tremblées. Il évoluait dans un monde de bulles. Il serait bien resté plus longtemps si le maître-nageur n’avait pas eu la mauvaise idée d’intervenir pour le sauver. De quoi je me mêle ? Il n’avait rien demandé. Il pouvait encore résister. Il ne suffoquait même pas quand on l’avait remonté. Pas une goutte d’eau dans les poumons. Rien. Le maître-nageur n’en revenait pas de ce gosse qui changeait de couleurs, comme un arc-en-ciel pas fini, qu’il serrait dans ses bras et qui venait de passer près de deux minutes sans respirer sous l’eau. Un phénomène. Sans s’en apercevoir et sans forcer son talent, Benjamin venait de prouver au monde entier qui, en ce début d’après-midi de juin, se réduisait au public présent au bord du bassin de la piscine Christine Caron, ce qui ne faisait pas grand monde, finalement, qu’il devenait quelqu’un.
Et quand il avait pu enfin ouvrir les yeux pour réaliser qu’il vivait encore, il n’avait vu qu’elle. Elle se tenait assise en tailleur, un peu à l’écart, elle le fixait de ses grands yeux bleus. Elle lui souriait aussi. Rien n’avait changé de ce sourire. Elle avait grandi. C’était une femme, à présent. Mais il l’avait reconnue.
Lola !
5 Locution latine : Un esprit sain dans un corps sain.