Benjamin avait été embauché par une société spécialisée dans le curage des canaux et rivières. Quel horrible mot, cela lui faisait penser à curetage, à cause de toutes les filles passées avant et des lois qui, malgré tout, s’avéraient insuffisantes, à cause des détresses que même la médecine, y compris celle qu’on pratiquait pour les paumés, n’avait pu soulager. Curetage ou curage, c’était du pareil au même, finalement. On en revenait toujours à une histoire de trucs à gratter ou à nettoyer. Des choses dont il fallait se débarrasser.

Il plongeait dans des rivières où on n’y voyait pas à trente centimètres tellement que c’était sale autour de ses yeux et qu’au début il n’avait même rien vu du tout. Rien de comparable au bleu des mers du Sud, cette encre avec laquelle il avait écrit ses lettres enflammées à Françoise, ou avec la mosaïque turquoise du fond du grand bain de la piscine Christine Caron. Ici, dans ces profondeurs-là, qu’il s’agisse de l’Oise ou de n’importe quel canal qui s’en détachait pour suivre son chemin rectiligne et autonome, c’était toujours la même couleur verte, ce glauque des eaux qu’on aurait cru mortes, il n’y avait que la vitesse d’un courant ou son absence pour les différencier. Toujours le même paysage d’herbes aquatiques, sombres et anémiées, qui ondulaient doucement comme des gorgones sous-marines. Toujours les mêmes immondices à moitié envasées, comme pétrifiées, pauvres épaves de caddies rouillés, de bicyclettes désossées, de pneus en tous genres, d’où parfois un poisson, rescapé de la dernière pollution, s’échappait soudain, fuyant à son approche. Et tout le reste, si prévisible : les bouteilles en plastique ou celles en verre, du moins celles qui avaient pu sombrer, les canettes en fer-blanc, les emballages, les chaussures, enfin bref toutes choses devenues inutiles dont on se débarrassait en douce à la première occasion. Plus simple que d’aller courir rapporter le caddie au supermarché, plus rapide de le noyer ici. Plus simple que de participer au tri sélectif ou de se rendre à la décharge municipale. Trop loin.

De temps en temps, pas souvent, la monotonie des journées se trouvait dérangée par quelque découverte moins ordinaire. Un portefeuille ou un sac à main dont l’examen du contenu (bien sûr, on ne retrouvait jamais d’argent) permettait parfois de remonter jusqu’à son propriétaire. Et même, une fois, un revolver au numéro de série limé. Dans le barillet, manquaient deux balles. On pouvait tout imaginer. Au fond de l’eau, il y avait plein d’histoires à inventer, à laisser sécher un peu sur la berge, avant d’en comprendre, peut-être, l’importance ou d’en deviner la tragédie.

Les explorations de Benjamin n’étaient pas inutiles. Il en rapportait, chaque jour, des centaines d’objets. Pour les plus volumineux d’entre eux (il lui était même arrivé de tomber sur une carcasse de voiture), il se contentait d’en signaler la position exacte afin que les services concernés puissent procéder à leur enlèvement, notamment, pour les canaux, au moment de l’étiage.

Malgré l’odeur omniprésente de pourriture qui l’enveloppait (rien à voir avec l’eau de Javel de la piscine, même mélangée à l’odeur des pieds), il avait fini par aimer son métier. Il l’aimait d’autant plus qu’il ne l’exerçait plus dans des conditions de plongée où il lui aurait fallu remonter périodiquement à la surface, pour reprendre son souffle, avant de redescendre pour quelques maigres minutes de bonheur en plus. Protégé du froid par sa combinaison néoprène, lesté de ses deux bouteilles d’oxygène sur le dos, il pouvait voir venir. Il avait du temps devant lui. Tellement de temps qu’il se surprenait parfois à rester assis au fond de l’eau, sans rien faire, à juste regarder autour de lui l’ondulation au ralenti des algues qui, sous l’effet d’un courant presque imperceptible, entamaient pour lui seul une danse du ventre à laquelle il ne manquait que l’accompagnement musical. Il n’y avait rien d’autre ici que le silence de cette ondulation lascive qui, d’une certaine manière, même lointaine, n’était pas sans lui rappeler un autre silence, celui que Noémie dessinait et mimait dans l’espace avec ses mots à elle. Sans un bruit. Jamais. Il pensait à elle. Souvent, il pensait à elle quand il était sous l’eau.

Gazoline Tango
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