Le maître-nageur était un grand type baraqué, d’une trentaine d’années, au visage carré, les traits durs, la mâchoire volontaire, les cheveux blonds décolorés par le chlore (à moins qu’ils ne l’aient été également par un usage intensif d’eau oxygénée), bronzé à longueur d’année (de méchantes langues murmuraient qu’il fréquentait pour cela régulièrement un centre spécialisé qui venait d’ouvrir juste à côté). Il se faisait appeler Johnny. Personne n’aurait su dire s’il s’agissait là de son vrai prénom. Lui le prétendait en tout cas. Il en éprouvait de la fierté, parce qu’il avait été porté, en son temps, par l’homme qu’il considérait comme un demi-dieu, son modèle : Johnny Weissmuller, champion du monde de natation et interprète de Tarzan au cinéma. Du coup, les habitués de la piscine préféraient le surnommer Tarzan. Il régnait sur un monde mouillé qui sentait la chaussette et le vieux cul qui se néglige, attentif aux plongeons et aux cris, parcourant inlassablement les bords du bassin, scrutant les abysses, à la recherche d’un noyé improbable, se contentant, dans l’attente de ce jour de gloire (qui venait d’arriver grâce à Benjamin), d’exhiber, à travers son slip de bain « moule-bite », ses parties génitales.

Quand il ne sauvait pas les gens, ce qui restait relativement rare, fort heureusement, Tarzan donnait des cours de natation. Sa clientèle était très diversifiée, mais essentiellement féminine. De la grosse trouille du treizième étage qui flottait toute seule à la petite allumeuse qui coulait à pic, toute pleine de taches de rousseur, et qui habitait rue Van Gogh (il paraît même qu’elle faisait des trucs avec son piercing sur la langue à ceux qui voulaient bien dans les parkings souterrains, mais c’étaient surtout les jaloux qui racontaient cela parce que, justement, ils n’avaient pas pu en bénéficier), de la plus jeune à la plus vieille, de la plus timide à la plus dévergondée, toutes venaient moins pour apprendre à nager (certaines se débrouillaient déjà très bien sans lui) que pour tenter d’attirer l’attention du bellâtre en faisant mine parfois de perdre pied ou de se noyer, dans l’espoir qu’il leur tende sa longue perche salvatrice, prolongement évident et phallique de sa virilité.

Tarzan était gentil, mais comme le répétait le père Germain à qui voulait l’entendre, il le trouvait surtout con comme un manche.

Con comme un manche, peut-être. N’empêche qu’il avait tout de suite repéré le potentiel de Benjamin.

Ce môme-là possède quelque chose en plus. C’est de la graine de champion, ça !

Il s’enthousiasmait : Je vais en faire un Johnny Weissmuller bis !

Il exagérait un peu quand même. Surtout quand on considérait objectivement la musculature de Benjamin. Il restait encore un peu de boulot avant d’y parvenir.

Comment tu t’appelles, petit ?

Donald… Ou Benjamin. Comme vous voulez.

Tarzan et Donald évoluaient dans un monde de bulles, leur rêve à portée de voix, au bord de la piscine. Ils jouaient tous les deux dans une bande dessinée improbable.

 

De toute évidence, Donald devait paradoxalement ses capacités pulmonaires hors normes à son intolérance congénitale en matière de bruits. Tarzan avait donc obtenu de la direction de l’établissement l’autorisation exceptionnelle de lui apprendre à nager en dehors des heures d’ouverture, le soir, après dix-neuf heures. Pour qu’il soit tranquille.

Des années plus tard, sur le point d’atteindre l’âge fatidique de ses trente-trois ans, dans l’attente de sa mort programmée et annoncée, Benjamin se souviendrait encore de ces purs moments de bonheur, à l’heure où les vestiaires enfin débarrassés de toutes leurs sanies, le bassin, à nouveau rendu à son silence et à son immobilité, redevenait un lac aux eaux presque noires. Il n’avait qu’une hâte alors : y plonger pour s’y perdre. Voluptés aquatiques et nocturnes. Sous l’eau jusqu’au vertige. Ne plus respirer. Jamais. Car, malgré tous les efforts déployés par Tarzan pour lui apprendre à nager normalement, il fallait bien se rendre à la triste évidence : Donald, suivant en cela son instinct primaire de canard, merci maman, n’aimait l’eau que la tête à l’envers et le derrière en l’air.

La nage en surface ne l’intéressait absolument pas. Trop bruyante selon lui. Quels qu’en soient les mouvements, il se trouvait toujours un moment où les mains et les pieds frappaient l’eau, provoquant ainsi à ses oreilles délicates des éclaboussures sonores et douloureuses. La pire de toutes les nages restant pour lui la brasse papillon où, tel un grand cormoran englué dans une nappe de mazout, il déployait en vain ses ailes inutiles pour retomber aussitôt dans d’horribles claquements à la surface de l’eau, vaincu et étourdi, presque mort déjà.

Dans ces conditions, il avait très vite compris que son salut ne viendrait que du silence des profondeurs. Tarzan, bien qu’il fût con comme un manche, l’avait aussi compris.

 

Lola rejoignait Benjamin à la piscine, sur le coup des vingt et une heures. Tarzan ne disait rien. C’était pratique et discret. Benjamin ne voulait surtout pas éveiller les soupçons sur cette liaison, d’autant plus que les deux poules de mémé Lucienne avaient aussi, à leur tour, mais bien plus tard, disparu mystérieusement. Ça commençait à faire beaucoup de disparitions inexpliquées à la cité des peintres, si l’on comptait également celle de Sofiane dont on restait toujours sans nouvelles. Trois ans déjà qu’il était parti. Mais là, les gitans n’y étaient pour rien. Il l’aurait parié. Quant à Jojo, que Benjamin croyait avoir croisé un jour à la bibliothèque, enroulé et l’œil torve autour du cou d’une vieille dame à chapeau, il l’avait à peine reconnu, il avait tellement changé. Comme si toutes ces absences annonçaient la fin de quelque chose. Une manière de chute. Le début d’une décadence. Mais de quel genre ? Il se sentait encore incapable de le dire.

Tu fermeras bien en partant, surtout.

Tarzan lui confiait les clés de la piscine. Il lui faisait confiance. Il pouvait.

Et soyez sages, hein, tous les deux !

Elle était devenue drôlement belle, Lola. Avec de la poitrine et tout. Elle faisait la planche, ouverte et crucifiée, offerte au ciel de la piscine, elle ne bougeait plus, ses deux seins comme des îles minuscules à atteindre, sa chevelure comme une méduse morte.

Pour plaire à son amoureux, elle avait même appris à se maîtriser. À respirer comme lui. Pas si difficile, après tout. Ils s’embrassaient sous l’eau, en prenant soin de bien fermer leurs bouches, il fallait tout bien vérifier pour éviter les fuites, ça restait compliqué de s’aimer ainsi, mais elle en acceptait l’audace. Elle lui faisait confiance. Il y aurait toujours un moment où Benjamin la laisserait remonter à la surface pour qu’elle reprenne son souffle. Alors, il en profiterait pour se glisser à ses genoux, à ses jambes écartées, pour atteindre en douceur son triangle des Bermudes.

Dans l’eau, son sexe ne sentait rien. Il aurait aimé la boire tout entière. Elle se prêtait à ses caresses. Il n’entendait rien de ce qu’elle pouvait lui dire. Rien de ses gémissements ou de ses encouragements. Il n’y avait, au-dessus de lui, que le silence de ses mains qui le guidaient jusqu’à l’entrée d’elle, là où des courants contraires et chauds, des sortes de Gulf Stream miniatures, lui indiquaient la source de son plaisir.

Pour elle, il improvisait des figures aquatiques qui n’étaient pas sans rappeler, en moins bien, évidemment, mais il progressait, celles qu’il avait pu découvrir à la télévision au moment des jeux Olympiques de Sydney en suivant les retransmissions de natation synchronisée.

Cette discipline sportive, relativement nouvelle puisqu’elle avait son âge, d’un esthétisme audacieux, lui ouvrait des perspectives prometteuses en ce sens qu’elle proposait des mouvements et une gymnastique dont il possédait déjà instinctivement les bases en reproduisant à la perfection la technique dite « du canard », celle qui consistait à rester la tête la première dans l’eau et le derrière en l’air. Il ne se doutait pas encore que cet apprentissage allait bouleverser durablement sa vie.

Gazoline Tango
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