Grâce à Noémie, Benjamin avait aussi découvert les joies et les avantages du cinéma muet. Une autre manière pour lui de contourner son handicap. Un cinéma qui se suffisait à lui-même, puisqu’il avait été conçu justement pour faire l’économie de toute parole superflue. À l’époque des frères Lumière (ça ne s’invente pas, quand même, un nom pareil), on ne pouvait pas faire autrement, de toute façon. On devait se contenter d’histoires racontées dans le sautillement noir et blanc d’images en accéléré. Parfois, cependant, on ajoutait juste un sous-titre, pour faciliter la compréhension de l’action. Rien de plus.

Benjamin pensait qu’il aurait été préférable de vivre dans ce début de siècle là. Un début pour des gens comme lui. Ou comme pour Noémie. Trop tard. Ils étaient nés trop tard. Restait la cinémathèque.

Pour ceux qui ne connaitraient pas bien la cinémathèque, il faut tout de même avouer que les programmations peuvent se révéler très chiantes. Et même plus que ça. Le pire d’ailleurs ne tient pas dans le film en lui-même, celui qu’on est venu voir, en s’assurant préalablement, sur le bulletin des abonnés, qu’il est bien projeté en muet. Le pire reste le public qu’il faut se farcir à l’entrée, celui qui prend des poses, qui a tout vu et qui le fait savoir au reste du monde, qui se donne des airs d’habitués avec quelques réflexions bien senties, suffisamment audibles pour que, à bon entendeur salut, franchement le cinéma de Sautet, c’est quand même ce qu’on a fait de mieux depuis belle lurette.

En tout cas, depuis Godard, je ne vois pas !

Depuis belle lurette, Benjamin s’en contrefichait du cinéma de Sautet, et de celui de Godard en particulier. Lui, ce qu’il voulait, ce qu’il recherchait, c’était le silence, rien que le silence, et des histoires qui ne lui cassaient pas les oreilles. Qu’on lui fiche la paix pendant une ou deux heures, voilà, basta. Point final.

À ce titre, il était fasciné par cette capacité des réalisateurs de l’époque qui, parce que la technique les empêchait encore de faire parler leurs personnages, pouvaient provoquer le rire, les larmes, la peur ou toute autre émotion par la simple force de persuasion d’une image. Pour cette raison, il admirait d’autant plus le jeu des acteurs et des actrices, maquillés à outrance, comme pour Halloween, mimant la détresse ou le ridicule d’une situation avec la conviction ampoulée d’un comédien débutant qui, pour convaincre son public, en rajoutait des tonnes.

Pour plaire à son amoureux et l’accompagner dans sa découverte, Noémie, que la présence d’une bande-son ou son absence ne dérangeait pas plus que cela (forcément), suivait avec assiduité tous les cycles du cinéma muet que la cinémathèque offrait à l’année. Ça en faisait finalement un sacré paquet à se tartiner. Auxquels elle avait ajouté, pour faire bonne mesure, les programmations réservées à quelques initiés de deux ou trois salles d’art et d’essai, genre ciné-club, qui organisaient régulièrement des soirées muettes où, paradoxalement, les spectateurs parlaient beaucoup pour ne rien dire, après la projection, réunis autour d’un verre. Comme s’ils se libéraient d’un trop-plein de silence accumulé durant le film et qu’il fallait évacuer, de toute urgence, pour rattraper le temps perdu.

À cet exercice, auquel ils ne souhaitaient en aucun cas participer, sauf la première fois où ils s’étaient fait bêtement piéger, Noémie et Benjamin avaient été assez rapidement imbattables pour prévoir la fin des génériques. Et, avant que les lumières ne se rallument dans la salle, ils se trouvaient déjà loin. Bien à l’abri.

Murnau, Dreyer, Eisenstein, Lang, Chaplin, Tourneur, Méliès, Griffith, Buñuel, Keaton, Hitchcock, Vertov, Vidor, Delluc, Feuillade, L’Herbier, Gance… Tant d’autres.

Dans le désordre des genres et des années, tous avaient contribué, par leur indéniable talent et grâce au jeu expressif de leurs acteurs, à isoler un peu plus Noémie et Benjamin du monde réel.

Leur monde réel à eux s’arrêtait aux débuts du cinéma parlant. De quand les gens sur l’écran avaient commencé à se débarrasser de leurs maquillages, quand ils n’avaient plus eu besoin d’en rajouter pour montrer qu’ils étaient super malheureux ou bien tout le contraire. Maintenant, tout paraissait facile, c’était plus du jeu, il y avait des mots qui sortaient de leur bouche, des vrais, avec toutes les lettres de l’alphabet. Noémie et Benjamin en venaient même à vouloir retrouver le temps des pellicules fondues par l’incandescence d’une lampe de projecteur et du film qui pète d’un coup, obligeant l’opérateur à rallumer les lumières dans la salle pour réparer.

Ô, l’incendie soudain, aussitôt éteint, l’espace d’une image brûlée, la déflagration silencieuse et bistre d’une minuscule étoile qui va en s’agrandissant, de la gélatine qui fond, cédant la place à la lumière aveuglante de l’objectif ! Les protestations des spectateurs, alors : Remboursez ! Remboursez !

De ce plaisir-là aussi, ils étaient aujourd’hui privés. Les films, à présent numérisés, semblaient comme pétrifiés dans leur histoire. Ils ne vieillissaient plus. Leurs rides, leurs rayures, leur neige, provoquées par tant de passages, l’usure de leur temps, avaient été stoppées net par le travail minutieux des restaurateurs d’images. Mieux, certains avaient même rajeuni. Et, pour quelques-uns, on reproduisait, un siècle après, la couleur qu’avait pris le ciel ce jour-là, la couleur des flammes, celle du sang sur la robe de l’héroïne quand elle meurt à la fin. Lifting, sur l’écran, les actrices avaient cessé de vieillir. Elles seraient toujours belles. Jamais mortes. Dorian Gray n’était plus très loin.

Benjamin pouvait les mater, tranquille, sans risque, les filles d’avant-hier. Et, à force de les admirer, dans leur éternelle jeunesse, peut-être qu’il arriverait, lui aussi, à empêcher sa propre mort. Celle qui l’attendait, avec son sourire qui pue, au bord du grand fleuve. Celle qu’il redoutait. Il n’existait aucune raison valable de mourir à cet âge, même pour copier Jésus. Il se sentait raide dingue de cette fille, Noémie. Il allait l’épouser. Il paraît que cela se fait encore de nos jours, dans certains milieux, avec des dragées qui niquent les dents, bien serrées dans leur réticule, à offrir à tous les invités, même à ceux qu’on n’aime pas.

Monsieur Michel avait donné son accord. Il voyait pourtant plutôt d’un mauvais œil que sa fille épouse un homme-grenouille dont le métier consistait à ramasser de la merde au fond d’un canal. Mais OK, à condition qu’elle ne s’éloigne pas trop : il voulait encore un peu en profiter.

Benjamin lui avait promis tout ce qu’il désirait entendre. Ça ne mangeait pas de pain. Il n’en était plus à une promesse près. Avec l’âge, il avait appris que les promesses n’ont de sens que si elles ne sont pas tenues. Et, de ce côté, il savait de quoi il retournait. Cela n’était pas mentir. Juste une manière détournée de donner de l’espoir aux gens. Sa manière à lui de prodiguer le bien.

 

Noémie et Benjamin commençaient déjà à dresser la liste des invités, après avoir arrêté la date du mariage, quand deux événements, survenus presque coup sur coup, les avaient obligés à remettre leur projet de roman-photo sirupeux à une date ultérieure.

Gazoline Tango
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