Grâce à ses compétences acquises à la piscine Christine Caron et aux quelques compétitions auxquelles il avait participé sur les conseils de Tarzan devenu en quelque sorte son coach sportif, Benjamin jouissait dans le Val d’Oise d’une belle réputation.

Ses performances sportives et ses capacités pulmonaires attiraient du monde. Les gens venaient de plus en plus nombreux le voir plonger, son casque sur les oreilles, avant de le regarder disparaître dans un ultime ballet de bulles dans les profondeurs du grand bain. On prenait des paris stupides sur le temps qu’il tiendrait. Les plus alarmistes anticipaient un malaise. Sa mort, peut-être. Sans doute même certains l’espéraient-ils. Ceux-là pouvaient toujours courir. Il ne deviendrait pas tout bleu. Et même ceux qui guettaient son retour, penchés sur le bord du bassin, inquiets de ne pas le voir réapparaître, ils attendraient aussi. Il n’était pas prêt de remonter, Benjamin, il se trouvait trop bien au fond, il battait des records en s’arrêtant de respirer quand les autres en surface, comme pour l’accompagner ou bien l’encourager, retenaient leur souffle eux aussi. Pour quelques minutes supplémentaires, il jouissait du pur silence des profondeurs, le sien, seulement le sien, qui se propageait au-dessus, qui s’imposait ainsi à toute l’assistance.

Ses stations assises de plus en plus prolongées au fond de la piscine, dans la position étrange du lotus noyé, ses moments de zénitude absolue, comme il les appelait, qu’il recherchait et tentait de prolonger autant que sa constitution et sa préparation physique le lui permettaient, préfiguraient déjà ce qu’il ressentirait plus tard, quand le moment serait venu des explorations plus lointaines, ce que les spécialistes de la plongée en apnée, habitués aux grandes profondeurs, nomment justement l’ivresse des profondeurs.

 

Je suis bien là-dessous, en apesanteur, comme dans le ventre de maman. Je n’ai plus jamais envie de remonter à la surface. Je veux rester ici, fermer les yeux, ne plus penser à rien. Juste me laisser aller. Faire des bulles et devenir bleu…

 

Il revenait épuisé de ses expéditions. Épuisé, mais heureux. Persuadé que sa vie, celle qui lui restait à vivre, pour posséder un sens, pour être acceptable, ne pouvait s’envisager que sous l’eau, le plus souvent, le plus longtemps possible.

Ses exploits avaient fait l’objet de deux lignes et demie dans La Gazette des tours, l’organe de presse officiel et gratuit de la cité des peintres, tenu par une seule et même personne dont on ne savait pas qui elle était vraiment. À part qu’elle signait Le corbeau de l’Oise. Visiblement un pseudonyme, car les corbeaux ne savent pas écrire, déjà bien qu’ils soient capables de chier en volant. On avait bien des doutes sur l’identité réelle du journaliste, le mode opératoire de la distribution dans les boîtes aux lettres du quartier étant identique et concomitant à celui constaté quand on retrouvait son courrier ouvert. Des doutes, mais pas de preuves formelles. En tout cas, il s’agissait bien de la même personne, puisque chacun pouvait reconnaître à la lecture du journal que la plupart des informations qui y étaient contenues correspondaient précisément à certaines des nouvelles annoncées dans les lettres.

 

Madame Alaphilippe va recevoir dans les prochains jours un canapé rouge en simili cuir qu’elle a acheté chez But pour la modique somme de trois cent trente-sept euros, payables en quatre fois sans frais. Comme l’indique dans son courrier la direction du magasin concerné, la livraison a pris un peu de retard. Cela est dû à un problème technique survenu au moment de la préparation de la commande. En dédommagement, la direction consent à un geste commercial qui consistera en un bon d’achat d’une valeur de 10 euros, à valoir sur la prochaine commande…

 

Madame Antonine Richard, ancienne habitante de la cité des peintres, amie de longue date de monsieur et madame Hamzaoui, s’est éteinte dans son sommeil la semaine dernière, à l’âge de 87 ans. Elle résidait à Cannes depuis plusieurs années. Les obsèques ont eu lieu dans la plus stricte intimité en l’église saint Jean de Longpré. La rédaction et moi-même présentons nos condoléances à monsieur et madame Hamzaoui…

 

Nous avons le plaisir de vous annoncer l’installation à la cité des peintres, et plus précisément au 17 de la rue Cézanne, de monsieur Benjamin Goldenberg dont on a appris qu’il était le père putatif de Benjamin Granger, ce jeune bien connu des habitants du quartier pour ses manies bizarres...

 

Monsieur Sébastien Mussinot, jeune retraité de la RATP, est abonné à Playboy depuis le mois de janvier. La rédaction lui souhaite bonne lecture et bonne retraite…

 

Monsieur Albert Roussel, veuf, a été vu à plusieurs reprises en train d’uriner dans la cage d’escalier de sa tour. Il souffrirait de troublesde la vessie. Troubles qui se sont vus confirmés par ses résultats d’analyse qui révèlent l’existence d’une hématurie probable et un taux anormalement élevé d’ Escherichia coli. On relève, en outre, un nombre de gamma GT dépassant largement le seuil autorisé, ce qui laisse supposer que monsieur Albert Roussel, sans être forcément alcoolique au sens où on l’entend habituellement, s’adonne à la boisson, et cela dans l’intimité de son appartement. Une surveillance discrète de celui-ci a permis d’établir qu’il se faisait livrer à domicile, et cela de façon régulière et rapprochée, une quantité non négligeable de caisses de vin dont la marque n’a pu être établie. Il semblait de notre devoir de journaliste de porter cet élément à la connaissance de nos lecteurs, ceci afin d’anticiper et de prévenir d’éventuels désordres sur la voie publique …

 

Madame Yolande Frontin, militante associative, mariée légalement à Isidore Diop, brancardier (mariage arrangé afin que le susnommé acquière la nationalité française et dont chacun sait que celui-ci ne peut remplir son devoir conjugal, car il est impuissant), se rend régulièrement au presbytère situé juste derrière l’église pour y retrouver en cachette le père Germain, du lundi au vendredi, entre midi trente et quatorze heures. La rédaction se perd en conjectures quant à ce qu’ils peuvent bien y fabriquer, mais elle a bien sa petite idée. Elle poursuit ses investigations et informera ses lecteurs dans un prochain numéro…

 

Benjamin père, pour qui les nouvelles technologies n’avaient plus de secret, après examen minutieux du papier format A4 sur lequel ce torchon était tiré, en avait conclu qu’il ne pouvait s’agir que d’un 75 grammes de mauvaise qualité, compte tenu de la police de caractères employée, un Calibri 12 points qui bavait un peu, à moins que ce défaut ne soit dû à une cartouche d’encre défectueuse ou déjà usagée, bref, il aurait parié que l’imprimante qui avait provoqué cela était une sacrée merde en tout cas, vu qu’on pouvait constater un début de bourrage papier qui se caractérisait par quelques morsures discrètes et un léger froissement sur le haut de chaque feuille imprimée. Autant d’éléments qui allaient servir, il s’en convainquait, à faire éclater, à plus ou moins longue échéance, la vérité et à démasquer le corbeau de l’Oise. Cela ne désignait encore nullement et formellement un coupable, mais il devenait aisé de s’en fabriquer un. L’étau se resserrait, en toute logique, sur monsieur Lespert. Une seule chose clochait dans ce raisonnement : le corbeau de l’Oise écrivait plutôt bien et sans fauted’orthographe. Ce qui ne collait pas trop avec le reste du person-nage.

Il aurait pourtant suffi de peu de preuves supplémentaires pour conclure définitivement à sa culpabilité si, au numéro suivant de La Gazette des tours, que chacun attendait avec impatience, non pas tant pour s’informer des petites manies du voisin de palier que par crainte de voir sa propre vie privée étalée au grand jour, il n’y avait eu cet entrefilet (qui serait d’ailleurs sans doute passé inaperçu, relégué en dernière page et quasiment illisible, à cause d’une encre qui avait coulé, rendant la lecture difficile), une révélation qui changeait tout :

Monsieur Lespert, selon toute vraisemblance, s’apprête à quitter, dans la plus grande discrétion, la cité des peintres. Il a été vu dans la nuit de jeudi à vendredi en train de charger le coffre de sa 4 L, modèle 1970, de plusieurs valises. Une femme l’accompagnait. Les conditions d’éclairage urbain à la cité des peintres n’ont pas permis de l’identifier. Selon un témoin qui préfère rester anonyme, il s’agirait d’une femme plutôt grande, à cheveux courts, et vêtue d’un long manteau sombre. S’agirait-il d’une liaison que monsieur Lespert souhaite conserver secrète ? Tout le laisse supposer, car le même témoin prétend les avoir vus s’embrasser longuement, d’une manière qui ne laisse planer aucun doute sur la nature de leur relation…

 

Dès que cette information avait été divulguée et relayée par le bouche à oreille (sauf pour Benjamin junior qui ne voulait entendre parler ni de bouche et encore moins d’oreille vu l’état des siennes, d’oreilles), une sorte de peur panique s’était emparée des habitants. Les certitudes acquises au cours des mois précédents s’effondraient. Chacun avait fini par s’accommoder du courrier ouvert. On trouvait même rassurant que le voleur de mots soit identifié de manière incontestable comme étant monsieur Lespert. Cela arrangeait tout le monde. Le danger ainsi désigné, il semblait aisé de le circonscrire, à défaut de le supprimer. On avait appris à faire avec. Mais là, il fallait tout recommencer. Repartir de zéro. Redémarrer l’enquête. Qui se cachait réellement derrière celui ou celle qui signait Le corbeau de l’Oise ? On n’était pas sorti de l’auberge !

Pourtant, tout s’était enchaîné très vite, après. Tellement vite que personne n’avait eu le temps de s’organiser et de réagir.

Dès le lendemain de cette révélation, on avait vu un camion de déménagement se garer devant chez monsieur Lespert. L’après-midi avait été consacrée à vider son appartement. Vers dix-sept heures, le camion était reparti, chargé à bloc. Monsieur Lespert était sorti peu après, accompagné d’une femme à cheveux courts. Benjamin l’avait immédiatement reconnue. Françoise. Madame Peralta. Le professeur. Impossible de se tromper. Comme sur la photo. À part les cheveux qu’elle avait coupés. Ils étaient montés dans la 4 L. Ils avaient démarré dans un nuage noir et gras qui sentait l’essence. Ils s’en fichaient de la couche d’ozone. Ils s’en fichaient de la calotte glaciaire et des trucs en train de fondre comme des esquimaux au fond d’un congélateur dont la porte serait restée ouverte. La porte qu’ils avaient laissée ouverte, eux, avant de décamper, était celle du rez-de-jardin. Là où on avait retrouvé la valise, avec toutes les histoires planquées à l’intérieur. Tant de lettres recopiées par monsieur Lespert. Et d’autres, même si elles n’étaient pas les plus nombreuses, carrément volées. Tant d’histoires à compléter. Il y en avait un paquet. Des pour se quitter. Des pour s’aimer. Des pour mourir. Des pour tout se dire. Des autres pour se mentir. Pour se mentir tout le temps. La détresse des lettres parfois quand elles mentent.

Chère mamie, je pense bien à toi, je ne t’oublie pas. Je ne pourrai pas monter pour les fêtes, comme prévu. Ne m’en veux pas. Je suis coincé à la boutique. Bons baisers d’Orléans.

Sur l’enveloppe, le cachet de la poste indiquait nettement que la lettre avait été timbrée à Avoriaz. Faut-il être con, tout de même !

Ou bien :

Ma chérie, ta dernière lettre m’a fait bien plaisir. Excuse-moi d’y répondre si tard. Entre mon travail et ma femme, pas toujours facile. Par prudence, continue de m’écrire au bureau. Je n’ai pas encore parlé à Valérie. Pas le moment. Elle me fait la gueule. Elle doit se douter de quelque chose, je crois. Mais ne t’inquiète pas. Promis, je vais lui parler. Très vite. Cette fois, je me sens décidé. Et je demande le divorce dans la foulée.

J’arriverai en métropole, la semaine prochaine, pour un séminaire. J’ai réservé l’hôtel. Le même que d’habitude. On s’y retrouvera lundi. Comme prévu. Prépare-toi. Sois belle et désirable. J’ai envie de toi. Et je t’aime.

Un inconnu avait signé : Yves de Margerie. L’enveloppe avait disparu. Dommage. On ne saurait jamais à qui ce courrier était réellement adressé. À Fatima, peut-être ? Voilà pourquoi elle était partie, si ça se trouve. Yves de Margerie avait fini par divorcer et elle l’avait rejoint, voilà. Dans un pays non identifié avec des couchers et des levers de soleil. Mais plutôt des levers, car depuis les folles nuits du temps des Naked Tits, Fatima était plutôt du soir. Tellement du soir que quand elle allait dormir, c’était déjà le jour. Et le soleil qui allait avec. Aussi simple que cela.

Gazoline Tango
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