Mes devoirs arrivaient par la poste. Maman en avait un peu beaucoup marre parce que tous les matins, enfin non, plutôt tous les après-midi, elle devait se lever, descendre les escaliers, quatorze étages, l’ascenseur tombait souvent en panne, pour aller chercher le courrier. Rapidement, elle avait demandé à Isidore de s’en occuper quand il passait me prendre le matin, avant de me déposer chez mémé Lucienne.
Les boîtes aux lettres, à la cité des peintres, étaient en libre accès. À la cité des peintres, et plus précisément rue Cézanne, pas besoin de clé, parce que ça faisait belle lurette qu’elles n’avaient plus de porte.
Quand on rentrait dans le hall, on aurait pu croire à une scène de guerre, tellement tout était explosé. Facile de se servir, de déchirer les enveloppes pour voir ce qu’il y avait dedans, des fois qu’on y découvrirait, plié en deux, un billet de cent francs pour souhaiter un bon anniversaire. Nos lettres étaient ouvertes. Donc lues. Les gens de la tour avaient fini par s’habituer à ce viol. C’est comme en prison, avait déclaré Sofiane. Il savait de quoi il retournait, il parlait en expert de la chose, la censure et tout ça, le courrier lu bien proprement, même les passages les plus intimes (surtout ceux-là), avant d’être distribué. Ici pareil. Un inconnu se délectait de nos correspondances.
On avait pourtant bien essayé de le coincer, ce salaud. On avait monté la garde. Guetté la factrice pour récupérer directement le courrier. Mais le voleur de mots devait se méfier. Il attendait que ça se calme. Il se faisait oublier. Pour mieux recommencer quelques semaines plus tard.
Celui que tout le monde soupçonnait, sans aucune preuve, habitait au rez-de-chaussée de la tour. Près des boîtes aux lettres, justement. Il s’appelait Lespert. Il avait fait une guerre plutôt vieille, d’avant que je sois né, en Algérie. Il paraît que ça laisse des traces, les guerres coloniales. C’était en tout cas l’avis d’Isidore.
C’est un vieux con, affirmait, péremptoire, maman, et tout le monde, rue Cézanne, semblait d’accord avec elle.
C’est un facho, ajoutait Sofiane qui venait, lui, de la rue Matisse. Vu le ton qu’il prenait, ça devait être largement pire que vieux con comme insulte.
Monsieur Lespert présentait le profil type quand on cherche un coupable. Il avait la tête de l’emploi. Une tête de méchant, comme dans les dessins animés de chez mémé Lucienne. La petite moustache qui va bien. Il ne parlait jamais à personne. Et quand il croisait quelqu’un, bien obligé des fois, quand il revenait des courses, il baissait la tête pour ne pas avoir à le saluer. Forcément, dans ces conditions, tout le monde avait fini par le suspecter. Tout le monde le craignait aussi. Parce que, à la longue, à force d’en avoir lu des lettres, tellement de lettres, il en avait aussi appris des choses. Des choses intimes sur la vie des gens. Des choses qu’il valait mieux cacher. Et s’il se mettait à tout raconter, d’un seul coup ? Le scandale à la cité des peintres ! Je vois ça d’ici ! Je te raconte pas ! Je crois bien même que certains croisaient les doigts en secret pour qu’il lui arrive quelque chose, pour qu’il disparaisse sans laisser de traces. Parce que, à la cité des peintres, il faut bien l’avouer, tout le monde avait quelque chose à se reprocher.
Une fois arrivés dans la boîte aux lettres de maman, mes devoirs n’échappaient pas à la censure. Mais je m’en moquais bien que monsieur Lespert sache qu’on m’avait inscrit au CNED. Que madame Peralta était ma maîtresse d’école par correspondance. Qu’elle corrigeait mes devoirs au stylo rouge. Il pouvait imaginer ce qu’il voulait. Mes fautes d’orthographe, mes erreurs de calcul et aussi mes bonnes notes, les bien, les peut mieux faire, les en progrès, les insuffisant et tout ce qui s’en suit, je lui donnais tout. Même le reste, je lui laissais aussi. Je lui pardonnais. Isidore m’assurait qu’on avait mieux à faire. Et, avec le recul, il avait raison.