L’école n’est pas faite pour lui ! Il n’y a rien à en tirer de ce gosse !
Maman avait réfléchi. Pas question que je retourne là-bas. Le père Germain voyait bien une solution, mais cela coûtait des sous. Mémé Lucienne avait alors proposé ses économies. Personne ne savait d’où elle les sortait. Cela arrangeait tout le monde. Elle m’aimait bien, mémé. Je n’ai jamais trop compris pourquoi.
Il avait d’abord fallu obtenir des médecins qui m’avaient examiné des tas de certificats et d’attestations comme quoi je ne pouvais plus fréquenter l’école. Bien qu’elle soit encore fâchée avec tout le monde, surtout avec Isidore et avec maman, on avait contacté Yolande pour qu’elle prenne les choses en main. Elle avait ses réseaux. Elle s’occuperait de se les procurer, les fameux papiers. Elle en faisait une affaire personnelle. Cela ne serait qu’un jeu d’enfant.
Un jeu d’enfant ! Tu parles ! Pourquoi les adultes emploient-ils toujours cette expression, alors que moi je trouve au contraire que l’enfance ressemble à tout sauf à un jeu, quelque chose de forcément super compliqué à vivre ?
Une fois les papiers nécessaires réunis, maman ayant donné son autorisation écrite, le père Germain s’était chargé de mon inscription au CNED2. J’apprendrais à lire, à écrire et à compter, par correspondance, avec l’abbé et Isidore, à tour de rôle, comme répétiteurs.
L’abbé avait suivi le séminaire et tous les trucs possibles, tout ce qu’il faut pour obtenir le droit de dire la messe. Je crois bien que personne ne lui arrivait à la cheville de ce point de vue-là, à la cité des peintres. Je trouvais juste dommage qu’il soit raide défoncé la moitié du temps, à cause de tout ce qu’il s’envoyait. Quitte à passer pour mauvaise langue, je crois qu’il n’y avait pas que l’herbe qui fait rire pour le mettre dans cet état. Quand il n’avait plus rien à fumer, il me mettait en pause, me demandait de courir jusqu’à la sacristie pour lui rapporter du vin de messe. Et quand il n’y en avait plus, je devais me déguiser en courant d’air jusqu’à la supérette pour lui rapporter quelques bouteilles. Je faisais le plus vite possible. Je rasais les murs. J’avais tellement peur de tomber sur la bande de la rue Matisse. Il ne m’est jamais rien arrivé. À part leurs blagues à deux balles, rien. Ils n’étaient pas si méchants après tout, les grands de la rue Matisse. Ils s’emmerdaient juste.
Avec le père Germain, les cours se déroulaient selon une chronologie immuable. D’abord, une demi-heure de musique. Mon moment préféré. Dès qu’il se mettait à l’harmonium, le silence se faisait, il se concentrait avant d’attaquer les premières mesures. Il fallait que j’observe ses mains, seulement ses mains, sa manière de m’apprendre le solfège, Regarde bien comment je place mes doigts et écoute en même temps. Je regardais et j’écoutais, moi qui n’avais jamais pu rien supporter de la musique de maman. Je ne savais pas trop comment nommer l’état dans lequel ça me mettait à chaque fois. Toutes ces notes qui venaient rebondir au plafond et qui retombaient en pluie légère autour de nous. L’abbé décrivait cela comme de l’harmonie à l’état pur, de la beauté qui rapproche de Dieu. Je n’osais pas le lui dire, mais Dieu je m’en fichais un peu, et même complètement, vu qu’on ne nous avait pas encore présentés, et que ce n’était pas demain la veille.
Le père Germain jouait surtout du Bach. Un jour, alors qu’il venait de mettre un point final à Jésus que ma joie demeure, BWV 147, il m’avait sorti une photo du musicien.
Il faut quand même que tu saches à quoi il ressemble, ce Bach…
Ce n’était pas vraiment une photo, plutôt une sorte de peinture. Un portrait, on appelait ça. En fait, il s’agissait de la pochette d’un album que Bach venait d’enregistrer en digital sur un nouveau support qu’on appelait le compact disc. On y voyait un type à cheveux longs et blancs avec des yeux de veau, une tête un peu bouffie qui regardait l’objectif d’un air pas très sympa, sans un sourire. Sûr que ce monsieur ne devait pas boire que de la limonade. J’avais pensé ça. Ils se seraient bien entendus, tous les deux, le curé et le musicien, s’ils avaient pu se rencontrer.
L’abbé ne se contentait pas de connaître par cœur la musique, comme Isidore connaissait par cœur les fables de La Fontaine. Il ne savait pas seulement la jouer. Il en parlait aussi. Et plutôt bien.
Je m’étais très vite attaché à ce Jean-Sébastien Bach. Il aurait pu être mon père. Je l’avais cru au début. Mais ça ne collait pas au niveau des dates. Je ne comprenais pas non plus comment on peut enregistrer un disque quand on est mort depuis deux siècles et demi. Le père Germain m’avait alors expliqué l’arnaque : sur le disque, ce n’était pas Jean-Sébastien qui jouait, mais des remplaçants. Un peu comme quand Tiffany, guitare rythmique, était tombée malade juste avant le concert, à la salle des fêtes d’Argenteuil, et qu’il avait fallu trouver quelqu’un en urgence pour prendre sa place.
Tout le monde le savait à la cité des peintres, quand Tiffany tombait malade, on se parlait en code, elle n’était pas vraiment malade, elle venait juste de s’envoyer en l’air avec sa saloperie de poudre blanche. Comme pour l’herbe qui fait rire, personne ne pouvait expliquer comment elle faisait pour se la procurer. À force de se piquer toujours au même endroit, les veines de ses bras ne ressemblaient plus à rien. Si quelqu’un devait mourir en premier, rue Cézanne, elle possédait toutes ses chances.
Pour en revenir à Jean-Sébastien, j’avais encore d’autres questions à lui poser, au curé. Par exemple, comment ça se faisait qu’à son époque, on trouvait déjà sur le marché de l’occasion des BMW ? C’était marqué là, sur la pochette : BMW 147. C’était quoi comme modèle ? Cela ne m’évoquait rien. Je ne savais pas encore lire, mais il m’avait appris à déchiffrer les lettres de l’alphabet quand même. Quelque chose ne collait pas.
BWV, Benjamin, pas BMW ! Ce n’est pas une voiture, c’est de l’allemand ! Ça signifie, je te traduis pour que tu comprennes bien, ça signifie « catalogue des œuvres de Bach ». À part celui de la Redoute et des Trois Suisses, moi, je n’en connaissais pas d’autres, des catalogues. Et je ne voyais pas trop le rapport avec les bagnoles.
Décidément, le père Germain avait réponse à tout. Il m’énervait.
2 Centre national d’enseignement à distance.