Le père Germain passait me chercher dans l’après-midi pour prendre la relève de mémé Lucienne. Elle m’embrassait sur la joue. Elle piquait un peu à cause qu’elle était trop vieille. Les vieux, quand ils vont bientôt mourir, ils ont le menton qui pique. Des poils qui leur poussent un peu partout. Moi, je ne veux jamais devenir vieux.
L’abbé avait encore fumé. Ses yeux semblaient mouillés de l’intérieur. Mémé Lucienne le grondait. Elle n’aimait pas quand il se défonçait comme ça. Surtout avec moi à surveiller. Il ne lui répondait pas. Il était déjà ailleurs. Il voyait des choses que personne d’autre ne voyait. Sur le chemin du retour, j’avais quand même un petit peu peur, assis sur le porte-bagages de sa mobylette. Une bleue. Avec une selle biplace. La classe absolue. On n’en trouve plus des comme ça, aujourd’hui. Il roulait sans casque. Je portais le mien, l’orange, pour me protéger du bruit du moteur.
Pour se rendre à l’église, il fallait passer par le centre commercial. Devant la supérette de monsieur Hocine, les jeunes de la rue Matisse se rassemblaient souvent. Des jeunes plus vieux que moi. De la racaille, qu’il s’énervait le père Germain, rien que de la racaille !
À notre passage, il y en avait toujours un pour se moquer de moi :
Hey Donald, t’as perdu Mickey ?
Ou bien :
Tu le fais à combien ton royal cheese ?
Ça les faisait rire. Moi pas. Surtout qu’ils hurlaient en me disant ça et que, malgré le casque, je commençais à devenir tout bleu. Heureusement, des fois, quand il se trouvait là, quand il traînait aussi avec eux, Sofiane, le dealer, prenait ma défense : Laissez-le tranquille ! C’est un petit.
Je l’aimais bien, lui. Je ne sais pas pourquoi il faisait ça. Peut-être qu’il aimait maman en secret et qu’en étant gentil avec moi, il espérait s’attirer ses faveurs. Peut-être. Il était déjà trop grand pour moi, Sofiane. J’avais hâte, moi aussi, de devenir grand.
On arrivait à l’église. Mon refuge. Je pouvais ôter mon casque. Me reposer vraiment. Respirer à nouveau. Mais pas trop. Je ne devais pas m’habituer. Pour me calmer, l’abbé s’asseyait à l’harmonium et commençait à jouer Jésus que ma joie demeure. Il jouait bien l’abbé. Tellement bien et si doucement que je cessais de m’agiter comme je le faisais à chaque fois que je me sentais agressé par des bruits trop forts. Tellement bien et si doucement que je reprenais ma couleur normale. Je n’étais plus un enfant bleu, seulement un enfant.