Plus rien n’avait fonctionné de la même façon à la cité des peintres, après tout ça. La page de l’enfance se tournait définitivement. On devait s’accommoder du manque. Commencer à se construire des souvenirs. Inventer d’autres chemins. L’innocence revenait de trop loin.

La juge avait placé mémé Lucienne en préventive à la maison d’arrêt des femmes de Versailles. Sofiane, en vieux briscard de la pénitentiaire, avait réussi à l’attendrir et obtenu la faveur de retourner à la Santé. Au moins, c’était central. Pratique pour le métro, les visites, et pour l’ambiance aussi. À la longue, il y connaissait presque tous les gardiens. Il y possédait ses habitudes.

Alors Sofiane, déjà de retour ? Qu’est-ce que tu as fait, cette fois ? Tu restes avec nous pour les fêtes ?

Il ne savait pas encore. Peut-être. Pour l’instant, il n’avait pas de projet précis.

La juge décidera. Mais là, je crois bien que je vais prendre plus cher que d’habitude.

Avec mémé Lucienne, ils avaient pourtant mis au point un petit business bien rôdé. À la cité des peintres, le marché lucratif de l’herbe qui fait rire, c’étaient eux. Sofiane se chargeait d’écouler la marchandise et de satisfaire le client tandis que mémé cultivait son jardin. Ils se partageaient équitablement les bénéfices. Les fleurs d’ornement du potager n’étaient destinées qu’à en protéger d’autres, plus interdites, des regards indiscrets. Ainsi mélangées, perdues au milieu de la végétation, on ne courait guère de risques que les plantes prohibées soient découvertes. D’autant plus qu’une fois arrivées sinon à maturité du moins suffisamment hautes, mémé les rapatriait vite fait, avant qu’elles ne dépassent les glaïeuls et les hortensias tout autour. Elle les mettait en pot pour qu’elles achèvent, dans le cagibi soigneusement fermé à clé et spécialement aménagé (avec du matériel dernier cri acheté par Sofiane dans un coffee shop d’Amsterdam), sous un soleil artificiel et une humidité constante, leur germination. À n’en pas douter, à en juger par la quantité des produits écoulés, par leur qualité aussi, ainsi que par l’enquête de satisfaction menée avec diligence par l’inspecteur Sampieri (que tout le monde dans la cité surnommait l’inspecteur Gadget en référence au dessin animé) auprès d’un échantillon représentatif de consommateurs, réguliers ou occasionnels, mémé Lucienne avait la main verte. Et de l’expérience.