La jeunesse possède cette faculté, surtout en matière de sentiments, de s’émouvoir au moindre signe qui lui est adressé et de l’interpréter selon ce qui l’arrange. Françoise m’embrassait ! Elle signait de son prénom. De toute évidence, elle m’aimait déjà. Elle tomberait dans mes bras, éperdue, à la première occasion.
J’avais besoin d’aimer, dans l’urgence de mes vingt ans. J’étais malheureux à en crever d’avoir dû quitter Lola, simplement parce qu’elle respirait. Françoise me proposait son cœur, et sans doute bien davantage si je lisais convenablement entre les lignes. Cette histoire d’amour me semblait idéale, je n’aurais pas à en subir les débordements : de là où elle se trouvait, je ne l’entendrais jamais respirer. Ni ronfler. Ça me laissait du temps pour m’habituer à elle. Par procuration.
À travers les quelques lettres qui avaient suivi, j’avais fini par apprendre qu’elle habitait un petit village, du côté d’Angoulême. Elle avait quarante ans. Elle avait été mariée très jeune à un agent d’assurances qui la battait régulièrement. Comme elle n’avait pas protesté la première fois, cela avait encouragé le type à continuer. Jusqu’au jour où, n’y tenant plus (c’était l’ecchymose de trop), elle avait porté plainte, demandé et obtenu le divorce dans la foulée. Depuis, elle vivait seule au milieu de ses souvenirs. Vu la vie qu’elle avait menée jusque-là, ses souvenirs se résumaient à peu de choses. Elle aurait aimé s’en créer d’autres avec moi. De ceux que l’on aime se rappeler quand on commence à vieillir. Du reste, on s’en fichait. Je ne me rendais pas bien compte de ce qu’elle entendait par « vieillir ». Ce verbe ne me concernait pas. Je ne vieillirais jamais. Je n’en aurais pas le temps. De toute façon, je serais mort avant d’atteindre mes trente-trois ans. Alors…
Françoise avait organisé sa toute petite vie autour de son travail. Après l’obtention de tous ses diplômes, elle avait d’abord été mutée au lycée professionnel Joachim du Bellay, en région parisienne. Elle avait quitté, à regret, la douceur de sa Charente natale, les vaches, le vert des prairies et tout ce qui s’en suit, pour se frotter au gris et à la réalité des banlieues. Elle n’avait pas tenu deux mois. Elle avait craqué. Les jeunes lui fichaient la trouille. Le comité médical, tout en reconnaissant ses indéniables qualités pédagogiques, l’avait jugée inapte à gérer une classe. On lui avait proposé le CNED, afin qu’elle ne perde pas pied, on lui laissait ainsi le temps de se rétablir. Elle avait accepté. Depuis, chaque année, elle retentait sa chance devant la commission avec l’espoir secret de réintégrer la filière classique de l’éducation nationale. En vain. D’après les spécialistes qu’elle devait consulter régulièrement, elle était encore trop fragile. Je comprenais mieux, à présent, pourquoi elle me priait de bien vouloir penser à elle, certains jours.
À part moi, Françoise s’occupait de quinze élèves. J’étais aujourd’hui le plus vieux de tous. Par mon âge et par les années que j’avais passées avec elle à étudier, à devenir un homme.
Maintenant, tu n’as plus besoin de moi. Tu peux te débrouiller tout seul.
Elle me répétait ça. Comme si elle voulait se débarrasser de moi. Puis, semblant soudain se raviser :
On ne peut pas s’aimer par correspondance. Il faudra bien un jour que l’on se rencontre. Pour voir.
Je n’en avais guère envie. Je me trouvais bien ainsi. Grâce à elle, malgré elle finalement, j’apprenais le pouvoir des mots. Il existait d’autres manières de s’aimer, sans se toucher, sans se regarder. Juste à distance. Juste à s’écrire. Il suffisait d’un peu d’imagination pour faire l’amour. Cela me convenait parfaitement. Mais, à mesure que notre relation épistolaire évoluait vers toujours plus d’intimité, je réalisais également que j’avais aussi besoin, pour continuer notre histoire, d’un visage, d’une image à aimer. Je la priais donc de bien vouloir joindre à son prochain envoi un portrait d’elle. Pour me faire une idée. Pour m’assurer qu’elle n’était pas trop moche quand même. J’aimais déjà ses mots, ses phrases, ses tournures, mais aimerais-je son visage ?
La photo en couleurs reçue en retour, pour satisfaire à mon caprice, ne dévoilait rien qui fût contraire à la décence. Françoise me souriait de face. Son sourire semblait doux. Ses yeux encore plus. Des yeux d’un vert pâle, presque transparent. Son visage fin, encadré par de longs cheveux roux, possédait cette expression générale que certaines femmes prennent sans s’en rendre compte, quand elles sont ailleurs, quand elles pensent à autre chose, autre chose de tellement plus important que ce portrait qui les fige, qu’elles abandonnent au regard bien plus que leur enveloppe charnelle, un peu de leur âme aussi. Je ne pourrais pas l’exprimer autrement : tout, dans ce portrait, respirait la bonté et la profondeur. Je la trouvais simplement belle de ses années en plus, de l’avance qu’elle avait prise sur moi et sur le temps, de cette beauté pas encore fanée, tellement rassurante qu’elle m’invitait à la rejoindre, malgré nos différences, pour l’aimer vraiment.
J’aurais pu en effet l’aimer encore longtemps si elle n’avait cessé, d’un coup et sans préavis, de correspondre avec moi. Monsieur Lespert détournait mon courrier. Il m’avait remplacé dans le cœur de Françoise. Il lui écrivait. Et elle lui répondait, sans se douter un seul instant qu’elle ne s’adressait plus à moi, mais à un imposteur.
Dans l’incapacité d’agir auprès du CNED sans la mettre en danger, je me résignais à tirer un trait sur cette belle histoire d’amour par correspondance.