L’hélicoptère se pose sur le toit d’un gigantesque hôtel-casino, semblable à tous ceux qui se dressent autour. Piscines vitrées, jardins suspendus, enseignes de néon géantes… Je n’ai jamais vu un tel mélange de luxe et de monotonie. Sudville, c’est la ville des retraités, des lunes de miel et des congrès.
– À plus tard, dit la ministre du Hasard en nous ouvrant la porte du cockpit. Les Forces de libération comptent sur vous.
Elle serre la main de Brenda, la patte de l’ours, et m’embrasse sur la joue gauche, très près de la bouche.
Décoiffés dans le vent du rotor, Brenda et moi échangeons un regard où se mêlent l’angoisse, l’incertitude et l’exaltation. Contre ma hanche, je sens gigoter d’impatience le professeur Pictone, que Lily Noctis a invité à se planquer dans une serviette en cuir de congressiste. Les pales ralentissent et s’arrêtent, mais la ministre reste à l’intérieur de l’hélico, feuilletant un dossier.
Un comité d’accueil tout mielleux vient nous chercher, Brenda et moi, et nous emmène cinquante étages plus bas dans un auditorium plein à craquer. Un chauve solennel postillonne au micro, sous la colossale lettre A de la pancarte « XXIVe congrès de l’Académie nationale des sciences ».
Les hôtesses nous conduisent à nos places, au quatrième rang. Les deux seuls fauteuils libres portent, sur une feuille épinglée au niveau de l’appui-tête, les inscriptions « Dr Logan » et « M. Pictone Junior ». Impressionné, je m’assieds à la droite du minuscule vieillard étiqueté « Pr Henry Baxter ». La ministre du Hasard a vraiment tout prévu.
– … Et je tiens à saluer parmi nous la courageuse présence d’un jeune représentant de sa famille, tonne le chauve au micro. En hommage à cet immense physicien, donc, nous allons observer une minute de silence.
Mon voisin m’étreint les mains avec une ferveur tremblante, les yeux humides. Je le remercie d’un hochement de tête courageux. Pendant la minute de silence, je lui glisse à voix basse ce que mon prétendu grand-père attend de lui. Son poing s’abat sur l’accoudoir.
– Ah, l’enfoiré ! s’exclame-t-il.
– Chut, font les voisins, concentrés dans leur silence en hommage à Pictone.
– Bien sûr que c’est ça, la solution ! se réjouit Henry Baxter avec un peu plus de discrétion, dans le creux de mon oreille. Moi, je m’étais focalisé sur la fusion du lithium.
– C’est des choses qui arrivent, dis-je avec ma compétence de petit-fils.
– Toutes mes condoléances, mon enfant. Vraiment, tu ne pouvais pas me faire un plus grand plaisir. Mais pourquoi Léo ne m’a-t-il jamais parlé de toi ?
Pour endormir ses soupçons, je lui réponds qu’en revanche on parlait beaucoup de lui, et de la façon dont il lui avait chipé sa fiancée Amanda. Avec un coup d’œil nerveux pour la vieille asperge à chignon blanc qui trône à sa gauche, il se dresse en m’attrapant le poignet.
– Viens !
Un regard d’alarme vers Brenda, et elle se lève pour nous suivre vers une sortie de secours, sous les applaudissements saluant l’arrivée sur scène du ministre de l’Énergie.
– Chers académiciens, mesdames et messieurs, lance Olivier Nox dans le micro. Le gouvernement, soucieux d’honorer la mémoire du professeur Pictone, a décidé de diffuser sa cérémonie de Dépuçage national lors de notre pause-déjeuner, afin que nous puissions partager en direct ce dernier hommage.
– Il est quelle heure ? trépigne l’ours dans ma serviette.
– Vite ! s’affole-t-il.
Le Pr Baxter s’engouffre avec nous dans une voiture officielle du congrès, donne l’adresse du Centre de production d’énergie défensive dont il est le directeur.
Mon portable me signale un message. Je le consulte aussitôt, pensant que c’est Lily Noctis. Ma déception se change très vite en incrédulité. Jennifer m’a envoyé trois photos d’elle, radieuse, sous trois angles différents, avec dix kilos de moins. Elle a écrit :
Tu es un génie, merci, je t’aime.
– Un souci ? demande Brenda.
Je referme vivement le portable, fais non de la tête en cachant ma fierté.
– Je n’en reviens pas de ce que je vais faire ! chevrote le professeur Baxter en se rongeant un ongle. Depuis le temps qu’on retournait le problème dans tous les sens, avec Léo… Ça y est, l’heure a sonné ! L’Histoire retiendra mon nom comme celui qui… Oh la la, quelle émotion…
– Je n’aime pas sa main qui tremble, grince la voix dans ma serviette.
– « Henry Baxter, celui qui a osé » ! clame-t-il comme s’il prononçait son propre éloge funèbre.
Dix minutes plus tard, l’identification de sa puce nous ouvre les grilles d’une installation militaire souterraine, dominée par le gigantesque canon de la lentille-émettrice de Sudville. On est à la frontière sud des États-Uniques, face à la double protection d’un grillage électrique et de la lueur jaunâtre du Bouclier.
Prétextant le danger d’une fuite d’antimatière, Henry Baxter déclenche la sirène d’évacuation. Puis, dans l’unité centrale de l’accélérateur de particules, il procède à l’opération de sabotage en suivant la recette de Léo Pictone.
Le doigt en suspens au-dessus d’un bouton rouge, le petit vieux tourne soudain vers moi un regard d’angoisse.
– Ton papy t’a dit qu’en provoquant la libération spirituelle de notre pays, nous le livrons peut-être à la menace d’une attaque nucléaire ?
– Il n’y en aura pas, assure l’ours dans la serviette.
Je répercute son assurance, en m’efforçant de la partager. Il ne nous ferait quand même pas courir ce risque… De toute manière, c’est trop tard pour reculer.
– Officiellement, il n’y a plus de vie ailleurs sur Terre, reprend Baxter, la main tremblante, mais nous pouvons très bien être victimes du brouillage de nos informations satellites. Quand je te regarde, petit, je pense aux générations futures…
– Mais qu’il se grouille, enfin ! hurle l’ours. On est en train de me dépucer, je le sens !
– Allez-y, professeur Baxter, dit Brenda avec une fermeté douce. Pensez plutôt aux milliers d’enfants morts qui attendent de monter vers la Lumière…
– Et s’il n’y a pas de Lumière ? s’obstine le vieillard, véhément. Si on s’était tous trompés ? Non, je ne peux… je ne peux pas prendre la responsabilité de…
Sa main se retire soudain du clavier de commande, se crispe sur sa poitrine. Il vacille sur ses jambes.
– À toi, Thomas ! crie l’ours. Vite !
Brenda s’agenouille au-dessus de Baxter, lui cogne les côtes, lui masse le cœur. Elle tourne vers moi un regard paniqué. Je la rassure d’un mouvement de paupières. J’ai treize ans moins le quart et je suis le seul à pouvoir sauver le monde. Si je veux. Autant je déteste qu’on me manipule, autant j’aime cette responsabilité de décider, là, tout de suite, si je vais ou non modifier le destin. J’ai vaincu ma graisse, j’ai fait maigrir Jennifer, je désalcooliserai les personnes que j’aime, et je vais libérer les morts. Parce que je le veux.
J’appuie sur le bouton rouge.