La Colline Bleue, siège du pouvoir politique, dresse ses grands arbres au-dessus du Centre d’affaires de Nordville. Les douze ministères peints couleur ciel entourent la Maison-Mère, résidence du Président, une sorte de pâtisserie à colonnades turquoise surmontée d’un dôme en or avec un drapeau sur le paratonnerre.
Le taxi s’est arrêté devant le poste de contrôle central. Brenda est sortie avec son plus beau sourire, modèle spécial-guichetier.
– Thomas Drimm, dit-elle.
Le visage impénétrable, l’officier de sécurité la scanne du regard en demandant avec qui nous avons rendez-vous.
– Je ne sais pas. Dites Thomas Drimm, de la part du professeur Pictone, et vous verrez qui répond le premier.
Sans la quitter des yeux, l’officier pianote sur un clavier.
– Vous êtes ?
– Le médecin personnel de M. Drimm, et j’assure sa protection rapprochée.
Il lui désigne le lecteur de puce, sous l’auvent en plexiglas. Brenda incline la tête vers le faisceau, et son identité apparaît sur l’ordinateur.
– Vous êtes en majoration de retard pour une contravention de classe 3, lui rappelle-t-il en désignant l’écran. Défaut d’éclairage sur un vélo.
– J’ai porté plainte pour vol des phares.
– Ça ne suspend pas le paiement. Le nouveau ministre de l’Énergie attend M. Thomas Drimm, enchaîne-t-il en lisant sur un autre écran la réponse à la demande de rendez-vous. Cinquième ministère à votre gauche.
Brenda secoue la tête avec trois petits claquements de langue.
– M. Drimm préfère que l’entretien ait lieu au ministère de la Sécurité, Division 6.
Je retiens ma respiration. Pictone m’a conseillé de jouer cartes sur table : effet de surprise et rapport de force. Je suis traqué, manipulé ; je le sais, je le montre et je reprends l’avantage. Brenda est d’accord avec cette stratégie. Je n’ai plus qu’à être à la hauteur du bluff.
L’officier transmet la requête sur son clavier. Un haussement de son sourcil gauche ponctue la réponse qui s’affiche dix secondes plus tard sur l’écran.
– Ce sera le dixième ministère à droite, puis à gauche, puis au centre. Place de la Guerre Préventive. Mais M. Drimm est attendu seul, mademoiselle. La Garde ministérielle le prend en charge dès le franchissement des grilles.
Brenda guette ma réaction, le visage tendu. Je la rassure d’une moue opérationnelle : j’assume. Elle se retourne vers le guichet :
– Alors annoncez-moi à Paul Benz, ministère du Bien-Être.
Un sourire narquois s’installe sur les lèvres de l’officier, tandis que ses doigts communiquent la demande de Brenda.
– M. Benz est toujours en charge des Soirées hologrammes ? s’informe-t-il après quelques secondes, avec un regard en coin.
– Demandez-lui.
L’officier désigne l’écran où vient d’apparaître une demi-ligne.
– Il est ravi de vous recevoir, répond-il d’un petit air à sous-entendus.
Une jeep électrique avec trois soldats s’arrête sans bruit devant la grille qui coulisse, tandis que les crève-pneus s’enfoncent dans le sol. Je sors du taxi, avec le professeur Pictone accroupi au fond de son sac d’hypermarché. Je demande à Brenda :
– C’est quoi, une Soirée hologramme ?
Elle hausse les épaules, et se penche à mon oreille :
– Tu crois que je paye mon loyer en tournant une pub du pied gauche tous les six mois ? Je t’aide comme je peux, Thomas. Suivant comment ça tourne, tu auras peut-être besoin de mes relations, alors je les réactive… OK ? En cas de problème à la Division 6, tu demandes qu’on appelle Paul Benz, qui se porte caution pour toi. Il a l’oreille du Président.
– L’oreille et la queue, marmonne l’ours.
Je donne un coup de genou dans son sac. J’ai bien compris, je ne suis pas débile, mais je n’ai pas envie d’entendre. Ma mère aussi est obligée de faire des trucs avec l’inspecteur de la Moralité, si elle veut garder son job. Mais je pensais que Brenda était au-dessus de tout ça. Je ne la juge pas ; je suis triste, c’est tout. D’un autre côté, c’était peut-être le moyen pour elle d’infiltrer le gouvernement, en tant que révolutionnaire. D’après mon père, le seul espoir de réussir un jour un coup d’État, c’est les partouzes du Président.
Je monte dans ma jeep, Brenda dans la sienne, chacun se souhaite bon courage avec les yeux, et on part dans des directions opposées. Les sentiments très variables qu’elle m’inspire, du beau fixe à l’orage en passant par le brouillard total, aèrent un peu mon trac. On devrait toujours être amoureux quand on risque sa vie. Et inversement. Ça donne du recul.
La jeep s’arrête devant le bloc en verre fumé du ministère de la Sécurité. On me confisque mon portable et mes lacets de baskets. Puis on me fait passer sous un portique pour voir si je suis un ado piégé – ça se faisait, autrefois, m’a raconté mon père, pendant les guerres de religion. Et on glisse le sac contenant le professeur Pictone dans un tunnel à rayons X. Je regarde l’image sur l’écran de contrôle. Machinalement, je m’étonne qu’il n’ait pas de squelette ni de cerveau. Vu le degré d’autonomie et de communication auquel il est parvenu, c’est difficile de croire qu’il est toujours en mousse.
– Reste concentré, Thomas, murmure-t-il entre ses lèvres jointes, quand le tapis roulant l’extrait du tunnel de contrôle. La partie va être serrée.
Je reprends le sac. C’est vrai que s’ils ne m’ont pas confisqué mon ours, au même titre que mes lacets ou mon portable, c’est qu’ils savent très bien ce qu’il contient. Je suis beaucoup moins sûr de mon avantage, tout à coup.
Une hôtesse géante avec une démarche de robot vient me chercher, me fait traverser un grand hall de marbre vide jusqu’à un ascenseur où nous entrons. Elle appuie sur – 6. Je lui souris, pour me faire une alliée. Elle reste de marbre, assortie à son hall.
Dix secondes plus tard, les portes de l’ascenseur s’ouvrent dans une lumière glauque, genre aquarium. Un jeune homme très beau avec de longs cheveux noirs et des yeux verts se tient au centre de la pièce ronde, les mains dans le dos. Il est vêtu d’un costume noir à liseré vert boutonné jusqu’au cou. Il me tend la main. Sa voix est chaude mais sa paume est glacée.
– Bonjour Thomas Drimm. Ravi qu’on se rencontre enfin.
Je fronce les sourcils. Je ne le reconnais pas, et pourtant j’ai comme un sentiment de déjà-vu. En rejetant la tête en arrière, comme pour ne rien perdre de ma réaction, il se présente :
– Olivier Nox. Je suis le nouveau ministre de l’Énergie.