Ministère de l’Énergie, 19 h 20
Dans ses appartements privés, au milieu de ses trophées, les dizaines de coupes et de roues en argent qui racontent dans le désordre sa carrière de victoires, Boris Vigor se prépare pour le match de ce soir. Roulé en boule sur la moquette, il s’imagine rebondissant de case en case jusqu’au numéro gagnant.
– Puis-je vous dire un mot, monsieur le ministre ?
Boris se déroule d’un coup et saute sur ses pieds. Lily Noctis est devant lui, moulée dans une robe du soir en paracétamyl. Un dérivé textile de l’aspirine. Quand ses amoureux couvrent son corps de baisers, la robe se dissout peu à peu, comme un cachet effervescent. Elle apprécie tellement ce fantasme vestimentaire qu’elle s’habille ainsi deux ou trois soirs par semaine, même si elle n’a pas d’amoureux. L’inconvénient, c’est quand il pleut.
– Comment êtes-vous entrée ? s’étonne le ministre.
– Les gardes du corps n’ont pas de secrets pour moi, Boris. Je vous dérange ?
– Jamais.
– Tant mieux.
Il rougit. Il n’a plus touché une femme depuis que sa fille est morte. Ce n’est pas l’envie qui lui manque, mais il n’a jamais su aimer les gens qu’en se sacrifiant pour eux. Le trait qu’il a tiré sur sa vie de séducteur, il a l’impression que c’est un trait d’union lancé vers son enfant. La petite Iris avait neuf ans et demi quand elle s’est tuée en tombant d’un chêne. Boris a fait raser la forêt autour de leur maison, à sa mémoire, et pourtant il aimait tant les arbres. En fait, les arbres lui manquent plus que les femmes.
– Comment va votre épouse ? demande Lily en s’asseyant au creux d’un canapé onctueux comme un nuage.
– Toujours pareil, répond Boris.
Il préfère éviter le sujet. Mme Vigor, depuis le drame, s’est fait mettre en cure de sommeil, pour trouver le temps moins long en attendant la mort qui lui rendra sa fille.
– J’ai parié cent mille ludors sur votre victoire de ce soir, annonce la vice-présidente de Nox-Noctis, en étendant les bras sur le dossier du canapé.
– C’est sympa de votre part, répond le ministre, empêtré dans son corps au milieu de la moquette.
– Je m’en voudrais de vous déconcentrer, Boris, mais j’ai quelque chose d’important à vous dire. Asseyez-vous.
Boris se pose sur un fauteuil en verre dépoli, à trois mètres cinquante de la femme d’affaires.
– Boris, j’ai besoin de vous. J’ai des nouvelles du professeur Pictone.
Le ministre se relève aussitôt, soulagé d’un poids énorme.
– Bravo ! La Sécurité a retrouvé son corps ?
– Ce n’est pas aussi simple.
– Mais il est mort ou il est vivant ?
– C’est tout le problème. Nous avons une solution pour déjouer le complot qu’il prépare, mais cette solution est liée à vous.
– À moi ? Ah bon ?
– Allez jouer, je vous attends ici et je vous expliquerai.
– On ne va pas s’en prendre au petit Thomas Drimm ? s’inquiète le ministre.
– Ça dépendra de vous, justement.
– De moi ?
– Il se trouve que ce jeune garçon, pour des raisons qui nous échappent encore, est le dépositaire du savoir et des secrets de Léo Pictone – vous avez pu le constater tout à l’heure, pendant son cours de physique : il a énoncé des formules se rapportant à des travaux non publiés de Pictone. Ni ce savoir ni ces secrets ne peuvent tomber dans des oreilles inadéquates.
– Qu’est-ce qu’on va faire ?
J’attends la suite, très perturbé, comme si j’étais concerné. Mais ce Thomas Drimm qui possède du savoir et des secrets, quel rapport avec moi, avec ce voyeur invisible qui flotte au-dessus de leur conversation, qui capte leurs pensées en même temps que leurs paroles, mais qui n’a pas les moyens de se faire entendre ?
– Qu’est-ce qu’on va faire ? répète le ministre avec une angoisse croissante.
Lily mouille son doigt, touche l’extrémité de sa manche moulante. Deux centimètres carrés de tissu disparaissent dans un chuintement, découvrant sa montre en argent. Elle effleure le long cadran rectangulaire, qui s’ouvre en deux pour dégager un clavier aux touches miniatures. Lily Noctis retire délicatement l’une des épingles qui maintiennent ses longs cheveux noirs en chignon, et, avec la pointe, pique une des touches centrales. Sur l’écran géant qui tapisse le mur du fond, l’image du stade disparaît, pour laisser la place à un miroir de salle de bains où une petite dame maigrelette se brosse les dents.
– C’est quelle chaîne ? s’étonne Boris.
– Le canal de Mlle Brott, la prof de physique de Thomas. Vous ne la reconnaissez pas ?
– Ah oui, ment Boris dont la mémoire est exclusivement réservée à sa fille. Qu’est-ce qu’elle fait là ?
– Elle se rince la bouche. Je me suis mise sur la fréquence de sa puce et j’ai activé la vision subjective, comme ce matin. Mais savez-vous ce qui se passe si j’inverse la fréquence ?
– Non. Les applications de mon invention, vous savez…
– L’invention de Léo Pictone, corrige-t-elle doucement. Vous n’avez fait que la nationaliser, et nous l’avons mise en production, mon demi-frère et moi. Un peu améliorée, aussi, c’est vrai. J’inverse donc la fréquence, et voyez le résultat.
L’aiguille enfonce sur le clavier une dizaine de touches, qui émettent à chaque fois un léger signal sonore, assez harmonieux. Mlle Brott crache son dentifrice, vérifie dans la glace la propreté de ses dents, ouvre des yeux ronds et se fige. Quatre filets de sang coulent de ses narines et de ses yeux. Elle s’écroule et son miroir vide disparaît de l’écran.
– On peut faire ça avec les puces ? s’inquiète Boris Vigor. On peut tuer une femme à distance ?
– Entre autres, répond Lily Noctis d’une voix neutre. J’aurais pu la faire éternuer, éclater de rire ou grimper aux rideaux, mais il était plus urgent de s’assurer de son silence. Elle était la seule à avoir entendu Pictone s’exprimer par la bouche de Thomas Drimm. Elle n’avait pas tout compris, mais elle allait convoquer les parents de l’élève.
– On peut faire ça avec les puces ! répète Boris d’un air effaré, en prenant sa tête à deux mains comme s’il voulait l’arracher de ses épaules. Mais pourquoi on ne me l’a pas dit ? Je suis le ministre de l’Énergie, quand même !
– Justement : chacun à sa place. Ces applications concernent les ministères de la Santé et de la Sécurité, c’est tout. Ils en usent avec sagesse et parcimonie, pour le bien général et dans l’intérêt supérieur de la nation. Mais Léo Pictone connaît bien entendu ces applications. L’usage qu’il souhaite en faire, avec la complicité de Thomas Drimm, menace directement votre gouvernement et la nation tout entière.
– Mais ce n’est qu’un gamin !
– En tant que préobèse mal noté au collège, fils d’un alcoolique et d’une psy qui le traumatise, il a décidé de se venger sur la société en général.
– Mais ce n’est qu’un gamin ! insiste le ministre.
– C’est dire l’adulte qu’il deviendra, si nous le laissons vivre.
– Attendez, s’affole soudain Boris, vous m’embrouillez la tête, là, et j’ai un match !
Lily Noctis fait revenir sur l’écran, d’un coup d’aiguille, l’image du stade où la foule s’impatiente.
– Allez-y, sourit-elle. C’était juste pour vous préparer psychologiquement à sa rencontre. Nous avons de bonnes raisons de penser que ce soir, à l’issue du match, Thomas Drimm entrera en contact avec vous, pour amorcer un chantage. Écoutez-le attentivement, et entrez dans son jeu. Le ministre de la Sécurité est d’accord avec moi : ou nous éliminons ce gamin, ou nous le manipulons grâce à vous, pour reprendre le contrôle posthume du professeur Pictone.
– Je n’écoute plus, là : je fais le vide.
Les paupières closes, Boris fléchit les jambes, étire les bras, enchaîne avec des rotations du buste. Ce qu’il vient d’entendre l’affecte profondément, mais il s’efforce de penser à quelque chose d’encore plus triste – sa fille – pour redevenir neutre face à l’effort qui l’attend.
Quant à moi, si je suis bien ce Thomas Drimm, je devrais me sentir en danger, mais c’est comme si je n’avais pas accès à mes propres sentiments.
Boris Vigor se redresse, claque deux fois dans ses mains. Son directeur de cabinet ouvre la porte aussitôt, entre et l’informe que sa voiture l’attend.
– Je vais gagner ! affirme le ministre à Lily Noctis.
– Si c’est le cas, répond-elle d’une voix caressante, vous me retrouverez ici après le match, et nous fêterons votre victoire. Je vous regarde.
Elle allonge ses jambes sur le canapé, en se tournant vers l’écran où les milliers de spectateurs sous pression commencent à scander le nom de Boris Vigor.
– J’arrive, leur répond l’intéressé.
Et il quitte le salon, en évitant de regarder les longues jambes bronzées de Lily Noctis reposant sur l’accoudoir du canapé blanc.
Dès qu’il est sorti, elle pianote du bout de l’aiguille sur le clavier de sa montre. Le stade de man-ball, sur l’écran mural, cède la place à une nuée grise et noire parcourue de parasites.
– Vous êtes là, mes chéris ?
Elle monte le son. Au bout de quelques instants, une rumeur aiguë se mêle aux crachotements des parasites. Des zébrures parcourent l’écran, les points blancs s’intensifient sur le fond noir, des silhouettes se forment dans la neige électrique. Une petite main apparaît. Une autre. Un visage se dessine, happé aussitôt par une masse informe qui recompose des contours : un nouveau visage, un autre, encore un autre ; une grappe de petits visages changeants qui essaient de se rendre reconnaissables. Le regard fixe de Lily Noctis s’assombrit, se durcit dans le reflet des parasites.
– J’appelle Iris Vigor, neuf ans et demi, prononce-t-elle lentement d’une voix creusée.
La grappe humaine se résorbe dans un magma gémissant, d’où émergent peu à peu les traits indistincts d’une petite fille avec des couettes.
– C’est moi, c’est moi ! Iris Vigor, c’est moi !
La voix de synthèse, irrégulière, métallique, essaie d’imiter les inflexions d’une petite fille joyeuse.
– Regarde, papa, comme je suis haut dans l’arbre…
– Ça va, ça va, coupe Lily, agacée. Inutile de te fatiguer : ton père ne t’entendra jamais. Aucun être vivant ne peut t’entendre, à part moi.
– Au secours, madame, je suis toute seule !
– Je m’en fous, tu ne m’intéresses pas. Concentre-toi sur ma pensée : je t’envoie une fréquence vibratoire sur laquelle tu vas te brancher, et tu trouveras quelqu’un à qui parler. Raconte-lui tes malheurs, dis-lui tout ce que tu as sur le cœur et passe-lui ta souffrance : ça lui fera du bien et tu te sentiras beaucoup mieux, après. Concentre-toi : voici la fréquence.
Les parasites s’interrompent sur l’écran, comme figés dans la glace ; leur silence se charge d’une intensité qui diminue un instant l’éclairage de la pièce.
– Merci, madame ! s’écrie dans le vide de la télévision la voix parfaitement claire de la petite morte.
– Mademoiselle, rectifie Lily Noctis en s’étirant langoureusement.
– Et nous ? Et nous ? implore un chœur dissonant de cris enfantins.
– Vos gueules, répond Lily en éteignant l’écran.
Après quelques secondes de silence, elle fixe le plafond en demandant :
– Ça va toujours, Thomas ? Eh oui, tu viens de voir le sort qui t’attend quand tu seras mort. Désagréable, n’est-ce pas, l’au-delà des moins de treize ans ?… Tu conclus de mes paroles qu’il te reste moins de trois mois à vivre, et tu as peut-être raison. Je m’étonne que le choc ne t’ait pas réveillé en sursaut. Tu es courageux, Thomas Drimm. Ou alors tu aimes ça. Toi qui es un garçon si bien, tu es attiré par les forces du Mal, et tu te demandes pourquoi. Bientôt tu comprendras. J’ai hâte que tu viennes te mesurer à moi en chair et en os, jeune homme…
Elle s’étire avec un soupir de bien-être, en travers du canapé. Puis elle reprend son épingle à cheveux, la pointe vers le clavier de sa montre.
– À très vite, Thomas Drimm.
Et elle pique trois fois la touche 6.