Je me réveille en sursaut. Je suis allongé en slip sur la table d’auscultation du Dr Macrosi, dans une lumière infrarouge baignée d’une musique douce. Mon ours, caché sous mes vêtements entassés sur une chaise, me demande d’une voix inquiète à quoi j’ai rêvé. Il ajoute qu’on attend depuis dix minutes que le nutritionniste vienne m’examiner. J’ai apparemment sombré dans un cauchemar où, dit-il, je criais : « Papa ! »
Je referme les yeux. Des bribes d’images et de sons s’entrechoquent dans ma tête. Je me souviens d’une immense peur. La mienne ou celle de mon père, je ne sais plus…
La porte s’ouvre, et un bronzé dynamique aux cheveux bouclés entre en enfilant des gants de latex.
– Alors, jeune homme, comment va la vie, quel est ton prénom ?
Je me redresse sur un coude.
– Thomas, docteur.
– C’est bien. Mais dis-moi, le traitement anti-graisse que t’a fait suivre ta maman a très bien marché, c’est formidable ! Tu es content ?
Il oriente sur mon visage la lampe articulée, abaisse ma mâchoire, tire ma langue, palpe mon ventre, puis déclare en se perchant d’une fesse sur un tabouret à vis :
– Seulement il n’y a pas de quoi se réjouir, mon garçon. Au contraire. Tu as vu la projection masse musculaire/masse graisseuse qu’a donnée la Prédiglace. Plus vite on perd du poids, et plus vite on en reprend : c’est mathématique. Il te faut donc un suivi médical en internat diététique, dans une ambiance conviviale avec des jeunes de ton âge souffrant du même problème. C’est juste au moment de la puberté qu’on peut vraiment éradiquer la tendance au surpoids : ensuite c’est trop tard.
Il tapote mon ventre plat, baisse mon slip et inspecte mes couilles comme un vigneron vérifie la maturité des grains de raisin.
– Une fois adulte, poursuit-il de sa voix satisfaite en remontant le slip, il ne te reste que les Obèses anonymes. Ces réunions où vous êtes assis en rond autour de vos problèmes : « Bonjour, je m’appelle Thomas, je fais cent trente kilos et j’ai arrêté le sucre depuis six mois. » On t’applaudit, ça te flatte, mais ça ne résout rien. Heureusement que tu as le privilège d’être admis en camp de dénutrition avant l’âge fatidique. Remercie tes parents : c’est un traitement cher, ils devront faire de gros sacrifices, alors il faudra que tu sois à la hauteur. Promis ? Allez, rhabille-toi, conclut-il en retirant un gant, ta maman nous attend pour remplir le dossier.
– Lucy Wahl, Caroline Carter, Frank Sorano, lance la peluche sous mon tas de vêtements. Donne-lui ces noms.
J’obéis, sans me poser de questions. Le Dr Macrosi se pétrifie, l’index en latex de son gant droit démesurément étiré entre le pouce et le majeur de sa main gauche.
– Trois enfants qui sont morts à cause de lui, précise l’ours. Anorexie et suicide. Je les ai avec moi, en ce moment. Il y a aussi Nancy Lamond, douze ans et demi : elle me dit qu’il l’a convaincue qu’elle était obèse parce que son père lui avait fait des attouchements sexuels. Elle avait tellement honte qu’elle s’est jetée sous un bus. Transmets.
Je transmets. Le gant en extension s’arrache soudain dans un claquement.
– Qui… Qui t’a dit ça ? balbutie le Dr Macrosi.
Pictone se tait. De toute manière, j’en sais assez : à moi de jouer.
– Vous voulez que je raconte tout ça à la police, docteur ? Non ? Bon. Alors voilà le programme. Vous allez dire à ma mère que je ne vais plus dans votre camp. Et vous me donnez une ordonnance où vous me confiez au Dr Brenda Logan, qui aura tout le pouvoir sur mon contrôle médical. Voilà. C’est elle qui décidera quand je pars, où et combien de temps. Elle aura le droit de me faire des dispenses de collège, aussi, pour ma santé. Écrivez.
Blême, il sort un carnet de sa blouse, et prend des notes. Sa voix n’a plus rien à voir avec les modulations dynamiques de tout à l’heure.
– Je ne comprends pas… Tu veux que je te donne ce Dr Logan comme coach diététique ?
– Exact.
– Mais… C’est ta mère qui t’a parlé de ces enfants ?
– Ça ne vous regarde pas. Vous lui recommandez le Dr Logan, c’est tout. Vous lui dites qu’elle est meilleure que vous – en plus on est voisins, ça sera pratique.
Son stylo s’immobilise.
– Logan… Ce n’est tout de même pas cette généraliste que nous avons radiée, au conseil de l’Ordre ?
– Si, si, parce qu’elle refusait de trahir ses clients dépressifs. Déradiez-la.
– Quoi ? Mais enfin tu plaisantes ?
– J’ai l’air ? C’est elle ou c’est vous. Et vous, si je vous dénonce, avec les preuves que j’ai, c’est la prison à vie.
Il me fixe. Son beau visage aux rides de soleil est devenu un masque de trouille et de haine.
– Petit salaud, articule-t-il entre ses dents. Qu’est-ce qui me prouve que tu ne me dénonceras pas quand même ?
– J’en ai rien à foutre de vous, docteur. Ce qui m’intéresse, c’est Brenda. On est OK ?
Il hoche la tête, les lèvres serrées entre ses dents, recommence à écrire dans son carnet. Je suis doué, quand même. Le professeur Pictone me le confirme.
– Utilise son abonnement de taxi, ajoute-t-il. Envoie une voiture chercher Brenda, comme ça il la présentera à ta mère et te confiera à elle tout de suite. Il y a une chose très importante que tu dois faire avec elle, le plus vite possible, par rapport à ton père.
Je donne mes nouveaux ordres au nutritionniste, en prenant mon portable. Avec un soupir entre chaque chiffre, il me dicte son numéro d’abonné. Je commande un taxi à ses frais, puis je l’invite à aller m’attendre dans son bureau pendant que je me rhabille.
Dès qu’il est sorti, j’appelle Brenda pour lui annoncer la bonne nouvelle. Agitée, elle me répond que le kangourou s’est remis à bouger, devant le tableau de sa fille. Toutes les trente secondes, il prononce « Iris ».
– Excellent, conclut Pictone, on a réussi à le maintenir. Maintenant qu’il est stabilisé dans la matière, on a le temps de se consacrer au reste.
– Je suis là, Brenda, dis-je avec une voix virile. Je t’envoie un taxi et je m’occupe de tout. À partir de maintenant, on peut se voir sans se cacher : tu es ma coach officielle.
– C’est ça, la solution du problème ? dit-elle d’un ton sceptique.
– Fais-moi confiance : je contrôle la situation.
J’ai l’air si sûr de moi que je finis par y croire. Le professeur intervient :
– Qu’elle mette Boris au congélateur avant de venir.
– Au congélateur ? Pourquoi ?
– Parce que je n’ai pas confiance. Je t’expliquerai.