34

Ministère du Hasard, midi trente

En entrant dans la salle de contrôle des jeux, Lily Noctis demande au claviste de permanence quel est son prénom. Rouge d’émotion, le fonctionnaire jaillit de son siège, et balbutie la réponse comme s’il s’agissait d’une épreuve de concours. Sans écouter, elle lui demande de se connecter au casino de Ludiland. Il se rassoit pour effectuer l’opération, puis elle l’invite d’un coup d’ongle sur l’épaule à lui céder la place.

Moulée dans un imper noir ultra-strict, à peine fendu sur le côté, la femme d’affaires s’installe sur le siège pivotant. Tandis que le contrôleur se concentre sur le porte-jarretelles apparu par la fente de l’imper, la codirigeante du groupe Nox-Noctis passe en revue, sur les moniteurs, les machines à sous de la grande salle. La caméra en mode panoramique s’arrête sur les joueurs, tandis qu’apparaît sur le coin droit de l’écran la puissance énergétique capitalisée par leur puce.

Après quelques instants, le choix de Lily Noctis se fixe sur un beau quadragénaire à 1 500 yods, dont la bio s’affiche dans une fenêtre à gauche de l’image. Sous-chef du tri sélectif au ministère de l’Insémination artificielle, il est en train de reperdre ce qu’il a gagné depuis trois heures. Elle promène sa langue sur sa lèvre supérieure, tandis que ses doigts parcourent le clavier pour afficher les références de la machine sur laquelle il joue.

Prévenu de l’arrivée impromptue de Lily Noctis, le ministre du Hasard surgit dans la salle de contrôle, le visage creusé par l’inquiétude. Lui aussi est vêtu en grand deuil, pour l’hommage qui sera rendu par le gouvernement à Boris Vigor, lors de la cérémonie de Dépuçage national prévue dans une demi-heure.

– Que se passe-t-il ? s’informe-t-il en découvrant au bas de l’écran les coordonnées du casino près duquel habitait Léo Pictone. Il y a du neuf ?

– Il va y en avoir, répond Lily Noctis sans lui accorder le moindre regard.

Elle clique sur le menu sélection, entre un code secret, puis désactive le mode aléatoire.

– Que faites-vous ? s’alarme le ministre du Hasard.

– Vous le voyez.

Les circuits électroniques de la machine à sous apparaissent dans une fenêtre. Elle les étudie un instant, presse une touche pour consulter le compteur des mises et celui des gains. Après quoi elle entre une programmation, l’ajuste et la valide.

Au même instant, sur l’image centrale, le joueur sélectionné lance les rouleaux, l’œil morne, résigné à sa malchance du jour. Cinq 7 rouges s’alignent en tremblotant, pendant que s’allument dans une musique pimpante les spots clignotants du super-jackpot.

– C’est parfaitement illégal ! s’indigne le ministre. Nous avions déjà atteint le quota mensuel des GNA ! Les gains non-aléatoires doivent rester dans la fourchette des probabilités, sinon où allons-nous ? Cette inflation est très dangereuse ! On ne plaisante pas avec l’équilibre de la balance des paiements, vous l’ignorez ? Nous devons tous respecter la loi ! Le hasard, ce n’est pas un jeu !

– Mais la loi, c’est moi, coupe-t-elle d’un ton sec. Si vous voulez conserver la confiance du Président, tenez-vous tranquille. Au fait, vous êtes remanié.

– Pardon ?

– Vous serez nommé demain au ministère des Espaces verts. Bravo pour votre promotion. Le Président a souhaité que je vous remplace.

Le ministre crispe les mâchoires, resserre son nœud de cravate et, d’un ton de malédiction, lui souhaite bien du plaisir.

Dès qu’il a tourné les talons, Lily Noctis pianote, sur un autre clavier, un ordre de mission avec effet immédiat pour Anthony Burle, inspecteur de la Moralité des gagnants. Destination : casino de Ludiland. Elle expédie le mail avec un sourire en coin, puis suggère au contrôleur de permanence d’aller lui chercher un café. Le jeune homme, flatté de cet honneur, se presse hors de la salle. Sur le seuil, il se retourne et questionne d’un ton anxieux :

– Court sucré ou long sans sucre ?

– À votre avis ? répond-elle d’un air suave.

Il rougit à nouveau et s’éclipse. Elle se renverse en arrière dans son siège articulé, croise les jambes en tapotant les doigts devant sa bouche. Le regard au plafond, elle cherche ma présence, se concentre sur mes vibrations, définit mon point de vue.

– Alors, Thomas ? Tu n’es pas venu d’une façon habituelle, dis-moi… Tu ne dors pas, là, tu es en état modifié de conscience… En pleine transe. C’est bien. Tu progresses. Tu commences à exercer ton pouvoir, sans aucun moyen hélas de le contrôler…

Une froideur désagréable engourdit mes pensées. Elle ajoute :

– C’est pour cet après-midi, n’est-ce pas, notre première vraie rencontre ? C’est bien. J’ai hâte. Ton plan est intéressant, mais tu vas devoir le modifier encore.

Elle désigne d’un doigt désinvolte, sur l’écran, le joueur émerveillé que le personnel du casino entoure avec ferveur et sollicitude.

– Il vient de monter à 68 000 yods, dit-elle en montrant le score de sa puce. Ça fera l’affaire. C’est décidément son jour de chance : il va recevoir l’hommage de tout le gouvernement. Quel honneur, d’avoir possédé une puce qui sera recyclée sous l’identité de Boris Vigor…

Elle humecte ses lèvres, se rapproche de l’écran, poursuit :

– De quoi le fait-on mourir ? De joie, tiens, c’est une belle fin. Son cœur n’aura pas supporté le choc. On va attendre l’arrivée de ta mère. Ils sont allés la prévenir : elle descend tout de suite. Tu te rends compte ? Le plus gros jackpotteur de l’histoire des casinos, et ça tombe sur elle ! Quelle émotion pour ta maman ! D’autant plus que d’ici trois minutes, il va lui claquer dans les doigts.

Le décor se contracte. Une force de refus brouille ma vision.

– Ah, c’est bien ! se réjouit-elle. Tu résistes. On voit que tu as bien travaillé ton pouvoir mental, aujourd’hui… Donc, tu veux que j’épargne ce joueur ? Tu as raison, dans un sens : ça ne sert plus à rien de le sacrifier, puisque vous avez retourné Boris. N’est-ce pas ? Si cet imbécile est passé de votre côté, nous le retirons du jeu. Il sera dépucé, tant pis pour lui. Et tant pis pour sa fille… Mais tu m’obliges à gracier un condamné, Thomas. Et tu connais la loi du Hasard : pour chaque victime épargnée, il faut qu’une autre périsse. Tu as voulu que je laisse vivre un tocard inconnu ; libre à toi. Mais du coup tu risques de perdre un être cher.

Elle pousse un soupir fataliste, éteint l’écran.

– Que veux-tu, j’ai programmé un décès au casino de ta mère ; je ne peux pas désactiver le sort. J’ai bien peur que tu ne sois pas content. Et que tu regrettes ton choix.

Elle se tait un instant, le regard dans le vide, sourit aux images qui passent devant ses yeux.

– De toute manière, reprend-elle, le processus que tu as enclenché est en marche. Grâce à toi, joli jeune homme, l’humanité n’a plus que deux jours devant elle. La fin du monde tombe un jeudi.