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On ramasse la veuve Pictone, on l’installe dans un fauteuil de son salon, et on attend qu’elle revienne à elle. Impatiente, Brenda prend une carafe en cristal sur un plateau, boit une gorgée afin de vérifier si c’est bien du whisky, et lui fourre le nez dans le goulot. La vieille dame ouvre un œil. Assis sur son genou droit, son défunt lui tient la main entre ses pattes. Psychologiquement, il lui a passé au poignet son bracelet d’anniversaire. Le scintillement des diamants la fait reculer d’un coup dans son fauteuil.

– Ce n’était pas un rêve ? s’effraie-t-elle.

– Si, ma chérie, lui répond l’ours en peluche d’une voix rassurante. Pour moi, en tout cas, c’est un rêve qui se réalise : j’ai tellement prié pour que tu entendes enfin ma voix…

Je trouve qu’il en fait des tonnes, mais bon, il a raison. Et puis je le préfère hypocrite qu’hypocondriaque. Ce qui compte, c’est l’efficacité.

– Mais comment est-ce possible ? bredouille-t-elle.

– Je suis mort, Edna, mais je vais bien, grâce à ce garçon. Tu t’es assez moquée de mes travaux en physique quantique, de ma théorie sur la conscience qui crée notre enveloppe charnelle et lui survit – eh bien tu vois : j’avais raison. Il n’empêche que j’ai besoin de toi, Edna. Je suis en danger. Je t’ai pourri la vie, je sais bien, mais tu es la seule à pouvoir me sauver la mort.

Il s’interrompt, regarde les yeux de la vieille dame s’emplir de larmes. Avec effort, elle avale sa salive et se tourne vers moi en secouant la tête :

– Ce n’est pas Léonard. Je ne le reconnais pas… Il est… il est trop gentil.

– La mort, ça remet les choses en place, Edna. Je te demande pardon pour tout le mal qu’on s’est fait, pour toutes ces disputes inutiles, pour toutes mes critiques sur ta cuisine et ces maniaqueries qui m’agaçaient tellement… Tu me pompais l’air, c’est vrai, mais ça me manque. L’enfer conjugal, c’est toujours mieux que le purgatoire en solo.

La vieille dame cherche à tâtons un mouchoir dans sa manche. Il ajoute :

– Ça va, tu me reconnais mieux, là ?

Elle secoue la tête en reniflant. Elle hésite puis, dominant un genre de répulsion, elle pose la main sur la fourrure de l’ours à cheval sur son genou droit.

– Moi aussi ça me manque, Léonard. Un tel silence… Jamais je ne pourrai vivre seule.

– Il y a les enfants, répond-il sans conviction.

– Justement. Ils vont me mettre dans une maison de retraite. La villa est à eux, maintenant.

– Non, non, rassure-toi : je l’ai vendue en viager. Pour financer mes recherches. Un viager sur nos deux têtes : personne ne te mettra à la rue.

– Et si on parlait de mon problème ? dis-je pour abréger les roucoulades.

L’ours et la vieille dame continuent de se fixer, comme si je n’existais plus.

– Je n’ai pas l’intention de te survivre, insiste-t-elle avec fermeté. La vie sans toi, ça ne signifie rien. Emmène-moi, Léonard…

– Pas tout de suite, Nounou, répond-il d’un air embarrassé. Mais je te promets qu’on aura une seconde chance, toi et moi, dans l’au-delà… si tu fais ce que je te dis.

Et il lui explique avec le maximum de délicatesse la nécessité de laisser sa dépouille au fond de la mer, et donc de fournir aux autorités une autre puce que la sienne, afin de lui laisser le temps de détruire le Bouclier d’antimatière.

– Tu ne vas pas recommencer, non ? s’indigne Nounou.

Il lui réplique que c’est la seule solution pour, le jour venu, l’emmener en voyage de noces au Paradis.

– Tu te moques de moi ?

– Mais non, Nounou ! Le Bouclier bloque les âmes sur Terre, je te l’ai dit cent fois ! Et si on me dépuce, je ne pourrai plus te parler. Écoute, on a une chance folle : un homme de mon âge vient de mourir à deux pas d’ici, le visage en bouillie et sans aucune famille. Il suffit que tu dises que c’est moi.

Elle garde le silence, sourcils froncés. Quelque chose la chiffonne. Sûrement le coup du Bouclier, la perspective de voir son époux devenir un terroriste à titre posthume.

– Léonard ! articule-t-elle avec une lenteur offusquée. J’ai bien entendu : tu me demandes de reconnaître un corps qui n’est pas le tien ? Et de l’inhumer dans le caveau de mes parents !

– Les cadavres n’ont pas d’importance, Edna. Quand tu ouvres un courrier, tu jettes l’enveloppe. C’est la lettre qui importe.

– Mais c’est un sacrilège !

– Non, c’est une preuve d’amour ! réplique-t-il d’un ton agacé. Si tu veux que je t’emmène avec moi refaire notre vie dans l’au-delà, il faut que tu empêches la police de trouver mon vrai corps ! Un point c’est tout !

– Ah non, je te reconnais bien, finalement ! grince-t-elle. Tu n’as pas changé, tu es bien toujours le même égoïste, sans aucune considération pour ce qu’éprouvent les autres…

– Mais tu m’emmerdes, Edna ! s’écrie-t-il en lui cognant le genou gauche. Arrête de ressasser le passé : j’ai une demande précise, et le temps presse ! Maintenant, si tu préfères rester seule sur la Terre comme aux cieux, avec tes principes ridicules et ton qu’en-dira-t-on, libre à toi, je m’en fiche !

Avant qu’il ne torpille notre cause, je me dépêche de préciser à sa veuve que, si elle refuse de coopérer, je vais me retrouver orphelin. Elle me toise froidement, comme si je perturbais leur intimité.

– Mais tu es qui, toi, à la fin ? me jette-t-elle au visage.

Pris de court, j’évite de répondre : « L’assassin de votre mari ».

– C’est mon propriétaire, déclare l’ours. Il s’appelle Thomas Drimm, et il m’a offert spontanément l’asile politique dans sa peluche. Résultat, il a mis en péril la vie de son père qui, pendant que tu ergotes sur ton caveau de famille, se fait torturer par le ministère de la Sécurité à cause de moi !

La vieille dame soutient le regard des billes de plastique, puis me dévisage en biais, avant de se tourner vers Brenda qui lui tend un verre de whisky. Elle y trempe ses lèvres, le lui rend, laisse tomber d’une voix acide :

– Et vous, docteur, quel est votre rôle dans cette histoire ?

– Le même que vous, madame, sourit Brenda. Victime consentante de l’union sacrée de ces deux olibrius.

Les lèvres de la veuve cessent de trembler, et ses traits se détendent un instant, avant de se durcir à nouveau dans une moue guerrière.

– Donnez-moi ma canne, lui ordonne-t-elle tandis qu’elle s’arrache brusquement du fauteuil, faisant tomber sans égard son mari sur le tapis.