Durant le kilomètre et demi qui nous séparait de sa maison, le professeur Pictone a ressassé la nouvelle version de notre rencontre, telle qu’elle se dessinait quand on emboîtait les indices. Ce n’était pas un hasard s’il était venu sur la plage, avant-hier, pendant que je manœuvrais mon cerf-volant tout seul dans la tempête. Quelqu’un lui avait téléphoné, dix minutes avant, pour lui fixer rendez-vous sur le ponton près duquel je jouais.
– Qui ça ?
– L’un des rebelles qui soutient mon projet de destruction du Bouclier – enfin, c’est ce que j’ai cru. Il m’a donné le mot de passe, il parlait en langage codé : je ne me suis pas méfié. Mais il n’y avait personne, au rendez-vous, tu as bien vu. Il n’y avait que toi.
– Mais qui aurait trafiqué mon cerf-volant ?
– Je ne sais pas. Quelqu’un a fait en sorte qu’il s’abatte sur mon crâne, c’est tout.
– Enfin, c’est dingue ! Pourquoi on aurait voulu que je vous tue ? Pourquoi moi ?
– Je ne sais pas, Thomas ! Et pourquoi je n’ai pas eu cette information plus tôt ? Oui d’accord, se répond-il, un peu moins véhément. Ça aurait changé la nature de nos rapports. C’est pénible, ce libre arbitre ! Ça empoisonne la vie, et ça continue avec la mort !
– Pourquoi vous dites ça ? Pourquoi ça aurait changé nos rapports ?
– Si j’avais su que tu n’étais pour rien dans ma mort, crétin, je t’aurais empêché de culpabiliser ! Du moins je n’aurais pas tiré profit de ta culpabilité : je ne me serais jamais manifesté dans cet ours pour t’obliger à m’aider.
Je pousse un soupir d’épuisement. Je ne sais plus à quoi me raccrocher, moi. Si ceux qui veulent m’empêcher d’aider Pictone sont ceux qui ont provoqué notre rencontre, ça devient l’enfer ! Où sont les bons, où sont les méchants ? Si les ennemis se révèlent des alliés, on se met à douter de ses alliés, c’est normal. Même Brenda paraît bizarre, tout à coup. Elle nous laisse discuter, elle marche dix pas en arrière, collée à son portable où elle parle à un Troc en lui disant qu’elle veut bien recommencer avec lui, à condition qu’il lui rende un petit service. J’ai un mal fou à ne pas tendre l’oreille, à rester concentré sur l’ours qui me pourrit la tête avec ses hypothèses.
– Tu avais raison, Thomas, soupire-t-il.
– Raison de quoi ?
– Si nous sommes manipulés dès le début, toi et moi, il n’y a qu’un seul recours possible. Manipuler à notre tour.
Ça y est, on arrive devant chez lui. Il va falloir encore parlementer avec sa veuve, expliquer, mentir, essayer de convaincre… Si seulement je pouvais redevenir un préado normal, avec pour seuls problèmes des profs, des parents qui se disputent et des kilos en trop. Je ne connaissais pas mon bonheur. Tout ce que je voudrais, aujourd’hui, c’est qu’on me rende mes galères d’avant.
Je n’arrête pas de penser au stylo de mon père où Pictone a fait pousser mes initiales, tout à l’heure. Pourquoi a-t-il fait ça ? Pour me préparer à être orphelin ? Pour que je reprenne le flambeau – un flambeau qui n’a jamais rien allumé ? L’image du vieux stylo entre les pattes en peluche grandit devant mes yeux, devient comme une espèce de lance, d’étendard…
– Vas-y, sonne ! s’impatiente l’ours. Qu’est-ce que tu attends ?
Je tourne brusquement les talons. J’en ai marre. Je laisse tomber. J’arrête. Qu’est-ce qui compte, pour moi ? La libération de mon père. Le seul qui ait fait quelque chose pour lui, jusqu’à présent, c’est Anthony Burle. Son intervention l’a fait passer de garde à vue en cellule de dégrisement. Même s’il est sympa avec ma mère pour coucher avec elle – ou parce que c’est déjà fait –, il est le seul espoir de papa. Le seul qui soit fiable. Il ne faut plus que je me trompe dans le choix de mes alliés.
Je passe devant Brenda qui me retient par le bras, l’air tendue.
– Je viens d’appeler un ex, qui est attaché de presse au ministère du Bien-Être. Le copain de ta mère a menti : ton père n’a jamais été transféré dans leurs unités antialcooliques. Il est toujours en garde à vue au ministère de la Sécurité, à la Division 6.
– La Division 6 ? s’écrie Pictone. Mais c’est horrible ! C’est la section d’autotorture mentale ! J’y ai passé vingt-quatre heures, quand mon éditeur a dénoncé mon livre au Comité de censure. Il faut le sortir de là tout de suite, Thomas ! Il est impossible de résister deux jours : ou on craque, ou on meurt.
Je regarde l’ours, je regarde Brenda, et je fais demi-tour au pas de charge, animé d’une rage absolue. La grande porte en bois laqué s’ouvre au troisième coup de sonnette. En me reconnaissant, Mme Pictone a un haut-le-cœur.
– Encore toi ! Décampe ou j’appelle la police !
– C’est pas le moment de m’énerver, OK ?
– Vous devriez l’écouter, madame, intervient Brenda avec beaucoup plus de diplomatie.
– Ce gamin ? Ah non, ça suffit comme ça ! Hier, il a essayé de me vendre ce jouet en peluche en disant qu’il était à mon mari !
– C’est fou ce qu’elle peut déformer les propos, soupire l’ours. Moi aussi, elle me comprenait toujours de travers.
Brenda allonge son sourire, et affronte avec une douceur persuasive le regard mauvais de la grande vieille à cheveux bleus.
– Je suis médecin, madame Pictone, et je vous confirme que ce jouet en peluche est effectivement la réincarnation de votre époux. Pour des raisons un peu longues à vous expliquer, il nous a choisis pour être ses exécuteurs testamentaires. Il a un mois d’avance, mais il a voulu absolument qu’on vous apporte son cadeau. Joyeux anniversaire.
Et elle lui tend l’écrin en cuir rouge. Mme Pictone l’ouvre, abasourdie.
– On… on dirait…
– Votre bracelet de famille, confirme Brenda.
– Mais ce n’est pas possible : il est au coffre !
– Votre mari nous l’a ouvert.
– Et… et ces diamants… ?
– Il voulait vous faire la surprise.
Les mains tremblantes, le regard halluciné, elle fixe l’ours que je lui dépose dans les bras comme un bébé. Il lève une patte :
– Bonjour, Edna. Je ne te demande pas si je te manque.
– Léonard ! crie-t-elle.
Elle tombe évanouie.
– Vous avez vu ? s’exclame son mari, incrédule. Elle m’a entendu !
– Rien de tel qu’un bijou, marmonne Brenda, pour rétablir la communication dans les couples.