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Comme un automate, je descends les escaliers, la tête remplie des phrases de l’ours. Je rate une marche.

– Fais attention, enfin ! gueule ma mère en sortant de la cuisine avec la soupière. À quoi tu rêves, encore ?

Je demande pardon, et j’entre derrière elle dans la salle à manger qui sert de chambre à mon père, entre les heures de repas. Son oreiller, sa couverture et ses livres sont cachés sous le canapé, si jamais on reçoit de la visite. Là, un morceau de pain dans la bouche, il tourne le dos à la télé où parle un ministre.

– Bonsoir, mon grand, tu t’es bien amusé ?

– Chut, lui dit ma mère en désignant l’écran, comme s’il avait coupé la parole au ministre.

Je m’assieds entre eux, et on mange la soupe comme tous les soirs en regardant le Journal Obligatoire de 20 heures. Leurs puces cérébrales enregistrent les fréquences propres à chaque chaîne, et, en cas de contrôle d’audience, s’ils n’ont pas regardé National Info, ils sont condamnés à une réduction du temps de présence devant les émissions de loisirs. C’est la loi sur l’Instruction civique. Comme ça tout le monde est au courant de tout, on sait de quoi parler et on pense la même chose : ça évite les malentendus. Les mineurs non encore empucés, comme moi, ne sont pas obligés de suivre l’actu, mais ma mère préfère que je m’entraîne, déjà que je suis du genre rêveur, pour ne pas être largué le jour où j’entrerai en vie active.

– La lutte contre la dépression nerveuse, poursuit Boris Vigor en gros plan sur fond bleu, demeure plus que jamais la priorité numéro un du gouvernement. Trois dépressifs nerveux qui tentaient de casser le moral de leurs collègues de travail ont été arrêtés ce matin, et seront reprogrammés conformément à la loi sur la Sécurité des personnes.

Boris Vigor, c’est le héros national. Le plus grand joueur de man-ball, et le ministre de l’Énergie. Un cerveau de génie dans un corps d’athlète. Il fait fantasmer toutes les filles, et tous les garçons rêvent d’être lui, sauf moi qui le trouve aussi sexy qu’une porte de frigo, mais c’est parce que je suis en échec scolaire, trop gros et nul en sport : il incarne tout ce qui me gonfle. Alors je me tais, je pense à autre chose quand il parle et j’applaudis avec les autres, pour avoir la paix.

– Tous ceux qui, suicidaires potentiels ou pervers déviants, se révèlent inaptes au bonheur et refusent de saisir leur chance, continue le ministre, seront immédiatement retirés de la circulation, mis hors d’état de nuire et soignés dans les centres de Retraitement, pour leur salut personnel et dans l’intérêt général. Santé, prospérité, bien-être !

– Santé, prospérité, bien-être ! répète ma mère avant d’enfourner une cuillerée de soupe.

– Connard, marmonne mon père.

Elle le fusille des yeux et me dit de manger pendant que c’est chaud. Je fixe mon père dans la fumée du potage. Il a les lèvres rentrées, le regard rétréci derrière les lunettes rondes, l’index sur le bouton d’arrêt de la télécommande.

– Dernière minute, enchaîne la présentatrice en montrant son oreillette. Nous venons d’apprendre la disparition d’un très grand savant, le professeur Léonard Pictone, de l’Académie des sciences.

Une photo apparaît sur l’écran. Je lâche ma cuillère qui tombe dans la soupe.

– Mais attention, enfin ! s’écrie ma mère. Une chemise toute propre !

– Âgé de quatre-vingt-neuf ans, docteur en physique nucléaire, celui qui fut le créateur de nos puces cérébrales et l’inventeur du Bouclier d’antimatière a quitté son domicile à quatorze heures pour une courte promenade sur la plage de Ludiland, la station balnéaire de Nordville. Depuis, sa famille est sans nouvelles. Nous partageons son inquiétude et l’espoir de retrouver au plus vite l’immense savant…

– L’immense salaud, oui, grommelle mon père. Collabo du pouvoir, inventeur du système qui nous contrôle le cerveau !

– Ta soupe refroidit, lui dit ma mère.

– J’ai lu ses Mémoires, moi : je sais de quoi je parle ! Heureusement qu’on l’a censuré, son livre !

– Les recherches se poursuivent activement, continue la journaliste, et les autorités n’excluent pour l’instant aucune hypothèse : amnésie, perte du sens de l’orientation, enlèvement ou noyade accidentelle. Rappelons que le vent souffle actuellement en tempête sur la côte de Ludiland, avec des vagues extrêmement dangereuses… Si vous rencontrez Léonard Pictone, ou si vous détenez le moindre renseignement permettant de le retrouver, vous devez immédiatement appeler ce numéro.

Les chiffres s’inscrivent sur la photo où le professeur fait la gueule, avec dix ans de moins que tout à l’heure sur la plage. Du bout de ma cuillère, je note vivement le numéro dans le restant de soupe figé au fond de mon assiette. Un savant. J’ai tué le plus grand savant du pays.

La photo disparaît de l’écran.

– Ainsi se termine ce journal, sourit la présentatrice en gonflant les seins. Heureuse soirée à tous, et rendez-vous pour…

La télé s’éteint.

– Attends le générique, enfin ! glapit ma mère.

– Alors, Thomas, enchaîne mon père, comment s’est passé ton dimanche ?

Je fais semblant d’avaler mon verre d’eau de travers, pour avoir une raison de parler faux, et je réponds que ça va, rien de spécial.

– XR9 a bien volé ?

J’acquiesce en toussant.

– Terminé, ces jeux de gamin, tranche ma mère. Il faut qu’il travaille sa musculation.

– Et tu crois qu’avec un vent pareil, elle n’a pas travaillé ? riposte-t-il.

– Une bourrasque lui a emporté son cerf-volant.

Un silence mortel s’installe autour de la table. Mon père me dévisage, consterné. Malheureux pour moi et gêné devant elle. Je vois le prix de XR9 passer dans ses yeux.

– C’est une bonne chose qu’il l’ait perdu, décide ma mère en se resservant une assiette de soupe. Ça marque la fin de son enfance : place aux choses sérieuses.

– C’est quoi, les choses sérieuses ? grommelle mon père.

– Je comptais l’inscrire dans un club de fitness…

– Tu rêves, Nicole ? On n’a pas les moyens, c’est abrutissant et c’est malsain.

– … mais ce n’est plus d’actualité, enchaîne-t-elle. Grâce à l’inspecteur du ministère du Hasard, j’ai pu avoir un rendez-vous avec le Dr Macrosi.

La cuillère de mon père se crispe au-dessus de l’assiette à soupe. Ma mère tourne vers moi un regard où brille, pour la première fois, une sorte de fierté. Et encore, elle ne sait pas qui j’héberge dans mon ours en peluche.

Elle avale une cuillerée de soupe, s’essuie la bouche, puis déclare d’un ton solennel en fixant mon père :

– Je t’annonce une excellente nouvelle. Ton fils va être admis dans un camp de dénutrition où on lui fera un nouveau corps, tout mince, tout beau et tous frais payés. C’est une chance inespérée.

– Il n’en est pas question, réplique lentement mon père entre ses lèvres serrées.

– Je te rappelle que ton salaire est la moitié du mien : c’est moi qui exerce l’autorité parentale.

Il baisse le nez vers son assiette. C’est la loi sur la Protection de l’enfance : il n’a rien à dire. Un grand élan d’amour et de tristesse mouille mes yeux, mais il ne le voit pas ; il regarde les grumeaux en légumes de synthèse qui flottent dans la soupe en sachet. Je demande :

– Je pars quand ?

– Aux vacances d’été, j’espère, dit-elle. Le Dr Macrosi décidera après t’avoir examiné, j’attends que son secrétariat me fixe le rendez-vous. Mais avec la recommandation de M. Burle, tu auras une place, ne t’en fais pas.

Je ne m’en fais pas. Du moins pas pour ça. Je pense au fantôme du savant qui m’attend là-haut dans mon ours, soi-disant pour me faire sauver la planète, et je suis plutôt rassuré de me tirer de ce cauchemar. Mais c’est loin, l’été. Dans l’immédiat, il va falloir que j’apprivoise ce professeur Pictone. Pas question de me laisser pourrir la vie par un inconnu : j’ai déjà ma mère, ça me suffit. Et puis qu’est-ce qu’il vient me bassiner avec ses calculs, moi qui attrape des boutons devant la plus petite racine carrée ! Je ne vais pas devenir le secrétaire d’un mort, non ? Maintenant que je connais son nom, je vais le rapporter à sa famille. Et s’il raconte que je l’ai tué, ça sera la parole d’un ours en peluche contre celle d’un être humain. Voilà. Les fantômes, ça n’existe pas, et moi je suis reconnu officiellement. Je relève de la loi sur la Protection de l’enfance. Je suis une espèce protégée ; lui non.

Je me lève pour débarrasser, ramasse les assiettes en laissant la mienne sur le dessus. À la cuisine, je recopie sur un bout de papier le numéro de téléphone que j’ai noté dans ma soupe. Je trouve que je réagis plutôt bien à la situation. Je n’ai pas peur ; je me prends juste la tête pour trouver des solutions. J’ai l’impression d’avoir mûri d’un coup, d’être devenu un homme. C’est peut-être le fait d’avoir tué quelqu’un.

Je reviens au salon avec le gâteau de céréales et les yaourts maigres. Depuis que mes parents se sont alignés sur mon régime, les repas sont de plus en plus sinistres. Je n’ai pas perdu un gramme : c’est eux qui maigrissent à vue d’œil. Il est vraiment temps que je parte.

Mon père vide sa bière, repose son verre, le regard trouble, et me sourit avec un air vaguement sadique :

– Tu sais ce que Jésus fait le plus souvent, dans les Évangiles ?

– Pas à table, dit ma mère.

Je me creuse pour trouver la devinette. Je propose, par rapport à ce que je subis du côté maternel :

– Il pardonne à ceux qui l’ont offensé ?

– Non, il fait des exorcismes. Il ordonne aux démons de sortir du corps des gens…

– Jésus n’a jamais existé, Dieu merci ! coupe ma mère. Tu veux du gâteau, Robert ?

– Non, je n’en veux pas, mais ça n’empêche pas ton gâteau d’exister. C’est comme pour Jésus.

– Je crois en un seul Dieu qui est le Hasard, récite ma mère, et donc ton soi-disant fils de Dieu, même s’il a existé, n’est que le fruit du Hasard.

– Arrête de parler comme une machine ! Jésus est venu sur terre pour libérer l’homme de sa mauvaise image de Dieu.

– Alors c’était un pervers déviant, comme tous les personnages de légende ! s’énerve-t-elle. Nous avons été créés par le Hasard et nous lui rendons grâce en jouant. Mange ton yaourt, Thomas.

– En jouant, nous rendons grâce au Diable, réplique-t-il. Le dieu du jeu, le « Mammon » de la Bible, c’est le Diable !

– Comment peux-tu dire des horreurs pareilles devant ton fils ? s’indigne-t-elle en faisant le signe de Roue. Ne l’écoute pas, Thomas. Nous vénérons la Roulette, car elle est le symbole de la Terre qui tourne pour nous apporter les bienfaits cycliques de la Bille qui choisit le bon numéro ! Un point c’est tout !

– Thomas, si tu fais la somme de tous les nombres inscrits dans les cases de la roulette, tu arrives à 666. Le Chiffre de la Bête, la Marque du Diable !

– Mais arrête, Robert ! Le Diable, c’est la malchance, c’est tout, et ça n’existe pas ! Le Hasard nous donne à tous le même capital de chance au départ : à chacun de le faire travailler !

– Hasard mon cul, riposte mon père. Jésus est venu prouver aux hommes qu’ils sont sur Terre par amour et non par hasard !

– Fiche-nous la paix avec ces légendes ! Tu trouves qu’on n’a pas assez d’ennuis comme ça ? Et arrête de boire devant ton fils !

– Ça me gêne pas, maman.

– On t’a demandé ton avis ? me jette-t-elle avec hargne, comme chaque fois que je défends sa victime. Mange ton yaourt, si tu veux dissoudre tes graisses.

Mon père vide son verre, le repose et prend appui sur ses bras pour se relever, en soupirant :

– Ite, missa est.

Je lui demande ce que ça veut dire.

– Qu’il va se coucher, traduit-elle.

– Obéis à ta mère, mais n’écoute jamais ses réponses. Ça veut dire : « Allez en paix, la messe est dite. »

– C’est du latin ?

– Ça suffit ! lance ma mère. Si jamais il y a des micros…

– Et qui penses-tu intéresser, ma pauvre Nicole ?

– Je protège l’avenir de notre fils contre les risques que tu lui fais courir !

– Quels risques ? L’intelligence, la culture, l’esprit critique ?

– La perversion suicidaire de ton esprit ! Ton refus de te faire soigner !

– Je suis insoignable ! Ça n’a jamais marché sur moi, le lavage de cerveau ! Je reste sale et fier de l’être ! Pour vivre heureux, vivons incultes ? Je dis non ! Vivre heureux, je m’en fous !

– Et faire notre malheur, tu préfères ? Tu veux être arrêté comme dépressif nerveux ?

– Allez vous coucher, j’ai sommeil.

Il fait trois pas en titubant, tombe à genoux et sort de sous le canapé son oreiller et sa couette. La porte claque. Ma mère est allée pleurer dans sa chambre.

Je n’aime pas trop quand on parle de Dieu : ça finit toujours comme ça. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le gouvernement a supprimé les religions. Mais ça laisse quand même des traces, surtout chez nous. Le problème de mon père, c’est qu’il sait trop de choses, parce qu’il a fait partie du Comité national de censure. Et pour interdire un nouveau livre, non seulement il faut le lire, mais il faut avoir lu aussi tous les autres livres déjà interdits, pour savoir s’il tombe sous le coup de l’interdiction. Ça fait beaucoup de culture, et pas grand monde avec qui la partager. Depuis qu’on l’a viré du Comité pour cause d’alcool, il ne censure plus, mais il se souvient. Alors il me fait profiter. Il me dit : « Tu es le trop-plein de ma culture. Mon déversoir. » Je ne comprends pas tout, mais j’éponge. Sinon, il se noierait.

Tout à coup, je me dis que le vieux savant qui s’est installé dans mon ours en peluche, c’est peut-être une chance pour mon père. Peut-être qu’enfin il aura quelqu’un à qui parler – quelqu’un de son niveau. Et du coup il arrêtera de boire.

Je mords mes lèvres pour maîtriser l’excitation. Sauver la planète, je ne vois pas trop l’intérêt, dans l’état où elle est, mais sauver mon père, ça serait génial. Cela dit, pour qu’il ait une chance d’entendre la voix du professeur Pictone, il faudrait d’abord que je lui avoue que je suis devenu un meurtrier.

Bon. Je vais commencer par faire la vaisselle.