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– Allez, vite ! dit ma mère en pressant le poignet de Brenda. Je compte sur vous, mais faites-moi confiance : je ne suis pas une ingrate. Vous pouvez demander à Thomas. En remontant de la chambre froide, venez me donner des nouvelles, discrètement, si je ne suis pas en tournage.

On la regarde filer vers son bureau, sur ses hauts talons qui mettent en valeur ses jambes spaghetti. Brusquement je bondis derrière elle, et je la rattrape dans le couloir du personnel.

– C’est qui, maman ?

Elle a regardé autour d’elle, anxieuse, s’est penchée sur mon oreille :

– Le physionomiste. Ça devait arriver, j’aurais dû le dénoncer à la direction dès qu’il a commencé à perdre la tête, mais il te promenait quand tu étais petit, qu’est-ce que tu veux… Mon bon cœur me perdra.

Machinalement, elle s’est mise à gratter une tache sur ma chemise.

– Son alzheimer s’était beaucoup aggravé, depuis quelques jours. Il y a eu des plaintes, et les agents du Retraitement sont venus aux nouvelles. Manque de chance, sa mémoire a fonctionné, cette fois-ci : dès qu’il a reconnu leur camionnette, il est monté sur le toit et il s’est jeté dans la cour. J’ai raconté aux retraiteurs qu’il n’était pas venu travailler aujourd’hui, ils sont repartis, et voilà. Allez, va le montrer au Dr Logan, mais promets-moi de ne pas le regarder : le premier mort qu’on voit dans sa vie, ça crée toujours une image récurrente pathogène.

J’aurais pu la rassurer en lui disant que ça ne serait pas le premier, mais j’avais trop de peine pour mon vieux pote Physio. D’un autre côté, il était mort entier. Sa pire angoisse, c’était qu’on le désosse pour les pièces détachées, au centre de Retraitement. Un œil par-ci, un rein par-là… Il me disait : « Je suis tellement détraqué de partout, je ne voudrais pas qu’on arnaque des gens avec mes organes. »

Le plus discrètement possible, j’emmène Brenda dans les sous-sols du casino. Un croupier monte la garde devant la chambre froide. On se présente nos condoléances pour Physio, et il laisse entrer le médecin parmi les jambons suspendus et les caisses de soda.

– Je retourne à mon poste, me dit-il avec autant de chagrin que de fermeté. Il t’aimait beaucoup, tu sais. Tout le personnel est d’accord avec ta mère, pour une fois : c’est un accident du travail. Faut qu’on respecte sa mémoire, même s’il n’en avait plus.

Je regarde mon vieux pote, de loin, étendu sur un congélateur. Il est tombé du toit la tête la première, et on ne le reconnaît plus qu’à son costume. C’est alors qu’il me vient une idée complètement dingue. Mais je crois bien que c’est la seule solution.

– Tu es aussi tordu que naïf, me dit Pictone dans le sac de Brenda, quand elle ressort de la chambre froide. Ça ne marchera jamais.

Je lui réponds qu’on n’a pas le choix : les explorations sous-marines vont reprendre, maintenant que la tempête est finie. Ce qu’il faut, c’est que la police abandonne les recherches.

– C’est quoi, ton idée ? me demande Brenda avec méfiance.

Je lui explique que Physio était presque aussi vieux que le professeur Pictone, avec la même taille et pas plus de cheveux : ça peut le faire.

– Attends, tu veux rouler la police et le gouvernement en leur refilant le mauvais cadavre ? Mais tu es complètement ouf !

– Remarque, réfléchit l’ours dans son sac-kangourou, l’idée n’est pas si débile qu’on pourrait croire. Six minutes après la mort, la puce cesse d’émettre le code d’identification. Si les dépuceurs ne se sont pas dérangés en recevant le signal du décès de ton Physio, c’est que son potentiel énergétique n’a rien d’excitant. Ils attendent qu’on les appelle pour facturer le déplacement…

– Ils vont comparer l’ADN, Thomas ! Et quel rapport entre la puce d’un physionomiste alzheimer et celle d’un génie de la science ?

– Justement, poursuit le génie. On est proches de zéro yod, lui comme moi. Je suis un objecteur de hasard, j’ai toujours refusé de toucher aux machines à sous, et lui était interdit de jeu, en tant que physionomiste. Au niveau énergétique, le yodmètre peut tout à fait confondre nos deux puces : ce n’est pas l’intelligence ni la concentration qui se recyclent en source d’énergie, c’est l’appât du gain. La cupidité, la rage et la joie de vaincre, la puissance de l’ego… Non, ce qu’il faudrait, c’est que ma veuve identifie le corps. Ça éviterait l’analyse ADN. Mais là, on a un problème.

– Thomas, lance le croupier dans l’escalier, ta mère te demande pour le tournage.

On remonte. Je me laisse maquiller, coiffer, briefer par des assistants qui me disent ce que je dois dire, de quelle manière et en combien de temps.

– Et surtout, sois naturel. Spontané.

En deux prises, ils ont ce qu’ils veulent. J’explique à la caméra que je suis fier de ma mère, que j’ai de la chance d’être élevé par une psychologue qui se dépense autant pour le moral de ses gagnants que pour celui de son fils : grâce à elle je suis équilibré, travailleur, bien dans ma peau, et je remercie le casino qui la rend si heureuse de faire le métier le plus utile du monde.

– À ce soir, mon chéri, dit ma mère en nous raccompagnant. Je suis fier de toi, moi aussi. Je rentrerai dès que possible, suis bien les conseils diététiques du Dr Logan : il ne faut surtout pas que tu reprennes un gramme, beau comme tu es. M. Burle m’a fait plein de compliments. C’est grâce à lui, ce miracle.

Après un coup d’œil au blaireau de la Moralité qui a l’air d’attendre sa récompense, elle retient Brenda sur le seuil de la salle des jeux. Elle lui demande avec une angoisse discrète :

– Et… pour notre problème ?

– On s’en occupe, répond Brenda.

 

Le long de la plage, on s’est dirigés en silence vers l’avenue du Président-Narkos-III. On était en train de refaire à l’envers la dernière promenade du professeur Pictone, avant que mon cerf-volant lui troue le crâne, et j’imaginais l’effet que ça pouvait lui faire. À quel moment se résigne-t-on à être mort ? Et le pauvre Physio, dans toute sa confusion mentale, a-t-il réalisé qu’il n’est plus de ce monde ? Ou bien son âme continue-t-elle à détailler pour rien les clients qui entrent au casino ? Déjà, au temps où il avait toute sa mémoire, ça ne servait plus à grand-chose, un physionomiste, avec tous les systèmes de contrôle des puces qui permettent d’identifier en deux secondes les tricheurs et les interdits de jeu. Mais on le gardait pour le décor. Le respect des traditions.

Je finis par poser au professeur la question qui me pèse sur la conscience. Si jamais notre plan fonctionne, si les flics prennent la puce de Physio pour la sienne, qu’est-ce qu’ils en feront ?

– Ils la déclareront civilement non-recyclable, répond-il. Comme celle des grands criminels, des grands penseurs et des mauvais citoyens. Et ils convertiront son énergie vitale en arme de dissuasion massive, contre les manifestations d’antipucistes.

Je hoche la tête, le cœur lourd. Il confirme ce que me disait mon père. Dans les États du Sud, il y a paraît-il des rebelles qui se charcutent le cerveau pour se dépucer de leur vivant : du coup ils deviennent fous, alors on les bombarde à coups d’esprits déviants. Les rebelles tuent les rebelles : c’est la morale officielle du ministère de la Sécurité. Je suis désolé pour Physio que sa pauvre énergie autodestructrice soit récupérée à des fins guerrières par les marchands d’âmes, mais on n’a pas le choix.

– Salut, Thomas !

Je sursaute. C’est David, le pêcheur que j’ai utilisé à son insu pour expédier au large le corps de Pictone, attaché à son bateau par les ficelles de mon cerf-volant.

– Tu vas être content ! se réjouit-il en se dirigeant vers son gros pick-up plein de poissons morts, de bidons, de branchages et de sacs bio mal dégradés. Regarde ce que j’ai trouvé en nettoyant la plage !

Il fouille son chargement de détritus, et me brandit sous le nez avec fierté la chose que je regrette et redoute le plus au monde – XR9. Mon cerf-volant mutilé.

– Ta mère m’a dit que tu l’avais perdu. Tu vois, il ne faut jamais désespérer : les vagues te l’ont ramené. Une petite réparation, et il redeviendra le roi de la plage.

– Merci, David, dis-je en m’efforçant de paraître soulagé.

Et puis une espèce de lame de fond me remonte dans la gorge, et les larmes jaillissent de mes yeux. C’est trop. Trop d’émotions, trop de souvenirs, trop de chocs. Je n’en peux plus de jouer le jeu, de donner le change, de chercher des solutions pour arranger tout le monde… Je craque.

– T’inquiète, dit David avec une bourrade sympa. Je sais bien que t’es pas très manuel. Je vais te le réparer moi, allez. Il sera tout neuf.

Sans réagir, je le regarde monter dans son pick-up, qui s’éloigne avec l’arme du crime. Après tout, chez lui ou ailleurs… Si on doit la trouver, on la trouvera. Le sang de ma victime était toujours visible sur l’armature, mais il y a encore autre chose qui me tracasse. Autre chose que je n’avais pas remarqué avant-hier, ou qu’on a rajouté depuis. À la jointure des ailes, j’ai vu une pastille de métal. Comme une espèce de micro.

– C’est un système de téléguidage, dit l’ours d’une voix nouée. Ma mort n’était pas un accident, Thomas. Quelqu’un a équipé ton cerf-volant pour modifier sa trajectoire. Quelqu’un a voulu que je sois tué par toi.