Il pleut des cordes, et j’ai envie de me pendre. Une telle tristesse m’est tombée dessus, au réveil… Pourtant tout va bien. Tout me sourit, comme on dit. J’ai fait des rêves érotiques super avec Lily Noctis et, en me levant, j’ai trouvé sur mon portable dix-huit textos de Brenda me demandant courage, pardon, si tout se passe bien, si j’ai récupéré mon père, ce qu’est devenu Pictone, comment elle peut nous aider, pourquoi je ne lui réponds pas, de quelle manière elle doit me dire qu’elle est folle d’inquiétude, combien ça la gonfle de se prendre la tête pour un Jteup de même pas treize ans, et à quoi ça rime de faire le mort alors que le ministre de la Sécurité lui a certifié cette nuit qu’il nous avait libérés, mon père et moi, et qu’en rentrant elle a vu de la lumière à ma fenêtre.
Si ce n’est pas de l’amour, c’est bien imité. Et sous ma porte, j’avais un mot de ma mère.
Ton papa est de retour ! Je l’ai trouvé devant la porte, ils l’ont relâché, je pense qu’il a un peu trop arrosé la fin du cauchemar, c’est normal. Il ne se souvient de rien, mais je suis tellement rassurée… Laisse-nous dormir un peu, si tu peux, pour nous remettre de nos émotions. Et nous lui ferons la surprise de ta métamorphose : il ne va pas en revenir, de ce régime miracle !
Ta maman qui t’aime.
J’en conclus qu’elle était bourrée, quand elle est rentrée. Pas grave. En plus, si elle s’en veut de l’avoir trompé, ça va la rendre humaine. Il est sept heures du matin. Je descends aux nouvelles, sur la pointe des pieds.
Étonné, je découvre mon père dans la chambre, en travers du lit, ronflant comme un bébé. C’est elle qui s’est couchée sur le canapé du salon, pliée en deux sous le plaid, les bras serrés autour d’elle, pleurant dans un demi-sommeil. Ça me contrarie, mais d’un autre côté ça me réconforte de voir que l’amour c’est compliqué pour les adultes aussi.
J’enfile mon blouson et je sors discrètement dans la rue. Les poubelles sont passées. Du moins, les salauds des autres banlieues qui nous balancent par la portière leurs sacs de déchets en vrac, pour s’éviter la corvée du tri sélectif.
Je contourne les ordures étalées par les pneus, et je vais glisser un œil dans le jardin du voisin. Sous son parapluie, il est en train de presser une laitue pourrie dans un entonnoir, pour essayer de démarrer la Trashette minable qu’il a achetée pour imiter mon père. Il devait se dire que ça lui porterait bonheur, en tant que chômeur longue-durée, de rouler dans le même modèle qu’un prof de collège. Je lui dis bonjour, et je lui demande poliment s’il n’a pas vu un paquet-cadeau. Il envoie le doigt dans son dos, du côté de la niche du chien mort qui sert de cuve à compost. Je traverse avec son autorisation le potager ratatiné par les pluies acides, et je vais récupérer mon ours en morceaux, me préparant à une bordée d’injures méritées.
La boîte est vide. Une brindille trempée dans la boue a marqué sur le carton :
Je suis chez Brenda.
Avec un soupir, je traverse la rue et je monte sonner chez l’ex-femme de ma vie. Elle ouvre immédiatement, en petite culotte et gros pull. Elle ferme les yeux avec un air de soulagement, me serre contre elle, m’écarte aussitôt, me balance une gifle.
– Merci pour les nouvelles que tu m’as données ! Et merci pour ce que je me suis forcée à faire, cette nuit, dans le but d’obtenir ta libération qui avait déjà eu lieu !
– T’es pas le seul !
Elle me propulse jusqu’au professeur Pictone, accroché par un cintre à la poignée de la fenêtre. Je m’efforce de soutenir le regard de plastique. Je demande :
– Ça va ?
Il répond :
– Je sèche.
Brenda me précise avec la même froideur qu’elle l’a recousu. En effet, la patte et l’oreille ont retrouvé à peu près leur angle d’origine. L’épaule droite, en revanche, manque un peu de rembourrage. Je demande à Brenda comment il est entré.
– Il m’a appelée, lui.
– Appelée ?
– Ma sonnette est trop haute. Et taper à une porte avec une patte en mousse, il ne risquait pas de réveiller le quartier.
Je répète, abasourdi :
– Il t’a appelée… et tu l’as entendu ?
– Je l’ai entendu, oui, répond-elle, crispée.
– Mais… c’est la première fois ! Comment ça se fait ?
L’ours devance sa réponse :
– Elle était inquiète pour moi… elle.
Je la regarde sortir d’un placard une robe du soir, une écharpe noire et un tailleur de Toug, qu’elle plie avec soin dans une valise. D’un ton flottant, je lui demande où elle va.
– Nous allons au congrès de Sudville, répond l’ours. Inutile de nous accompagner : tu as autre chose à faire, et ta présence serait inutile. Un enfant, ça nous encombrerait plus qu’autre chose.
Je les dévisage tour à tour, suffoqué. Elle ferme sa valise, enfile un jean. Mais qu’est-ce qui leur prend ? Qu’est-ce que je leur ai fait ? Un coup de pied dans un paquet-cadeau et les messages de mon portable que j’ai oublié de consulter, d’accord, mais j’ai des circonstances atténuantes, non ? Il y a sûrement autre chose qu’ils me cachent.
– La voiture est là, dit Pictone en jetant un regard dans la rue, par-dessus le cintre.
Brenda le décroche et lui redonne un coup de séchoir, en me remerciant pour le seul aspect positif de notre relation : la gratuité des taxis. Je monte la voix par-dessus le bruit de l’appareil, pour exiger de savoir ce qui se passe. Elle me fait signe d’aller voir le tableau posé sur le chevalet. J’y vais, et je tombe en arrêt devant le grand chêne qu’elle a peint, dans la nuit de lundi à mardi, avec Iris Vigor tombant de la plus haute branche. La petite fille a disparu, comme dévorée par les pigments de couleur. À sa place, il n’y a plus que dix centimètres carrés de toile de jute agrafée sur une planche du cadre.
Je me retourne, demande à Brenda si elle a fait une fausse manœuvre. Genre un gobelet d’acide qu’on lâche quand on se prend le pied dans le tapis.
– Ça s’est passé tout seul, Thomas, répond-elle en éteignant le sèche-cheveux. Tout seul ! C’est un appel au secours.
– Je confirme, dit l’ours en se glissant dans le sac-kangourou, que Brenda s’accroche aussitôt à l’épaule. La petite n’a plus d’autre moyen pour se manifester que de détruire son image.
– J’ai juré à son père que je ne l’abandonnerais pas, rappelle Brenda en empoignant sa valise.
– Il nous reste vingt-quatre heures de congrès pour convaincre mes collègues physiciens de détruire le Bouclier.
– Et j’ai les arguments qu’il faut, dit Brenda sur le seuil, en se retournant vers moi.
Une boule dans la gorge, je demande :
– Lesquels ?
– Tu n’aimerais pas. Tire la porte derrière toi.
Je reste figé un moment, dans l’écho de ses talons sur les marches. Je comprends ce qu’elle éprouve. Ce n’est pas une colère d’équipière à qui on n’a pas donné de nouvelles ; c’est une réaction de femme jalouse. Pictone a dû lui bourrer le crâne avec Lily Noctis – mais pourquoi ? Pour m’évincer, pour se retrouver seul avec elle ? Après m’avoir mis en garde successivement contre Brenda et contre Lily, on dirait que c’est de moi qu’il se méfie, à présent.
Quand j’arrive sur le trottoir, le taxi tourne déjà le coin de la rue. Je devrais être effondré, furieux – même pas. Après tout, ce ne sont pas mes affaires, ce n’est pas de mon âge et c’est voué à l’échec. Je ne sais pas ce qui est le plus désagréable dans ce que je ressens – la déception, la rancune ou le soulagement. Mais quel gâchis, quand même ! Tous ces efforts, tous ces dangers, tous ces mensonges, toute cette excitation pour rien… Je ne suis plus qu’un ado ordinaire sous la pluie, avec des rêves qui se barrent et la réalité qui reste.
Une démangeaison dans l’avant-bras me fait retrousser ma manche. Le numéro de téléphone griffé sur ma peau par Lily Noctis est encore visible. J’ai même l’impression qu’il s’est ravivé. Je rabaisse la manche. On va arrêter les illusions, d’accord ? Si déjà ça me fait aussi mal d’être plaqué par une top model en préretraite qui se loue dans les partouzes, qu’est-ce que ça serait avec une ministre !
Je rentre chez moi, la tête basse. Les parents sont à la cuisine. Petit déjeuner de profil. Je sens une vraie tension entre eux, mais pas la même que d’habitude.
– Tu ne remarques rien ? lui demande-t-elle d’un ton âpre, en reposant sa tasse.
– Qu’est-ce que je dois remarquer ?
– Enfin, Robert ! Tu ne vois pas que ton fils n’est plus obèse ?
Froidement, il répond :
– Je ne l’ai jamais vu obèse.
Et il se tourne vers moi, m’ouvre un bras. Je me serre contre lui.
– C’est le souci pour moi qui t’a fait maigrir, mon grand ? Je suis désolé. Allez, ajoute-t-il en me tendant sa tartine beurrée, reprends des forces.
– Tu le fais exprès, ou quoi ? lance ma mère.
Et elle sort en claquant la porte. Je soutiens le regard fatigué de mon père. Je vais mieux. Au fond, ce n’est pas plus mal de retrouver ses repères.
– Papa… Faut que je te fasse une confidence.
Je n’en peux plus de cacher mon secret à l’être humain dont je me sens le plus proche – un secret qu’on lui a fait payer cher. Il détourne les yeux.
– Moi aussi, Thomas, j’ai une confidence… J’ai décidé d’arrêter l’alcool. Ça va être dur pour ta mère et toi, je le sais – mais je ne veux plus vous faire vivre ces épreuves.
– Quelles épreuves ?
– Mais rien… Tout ! Ma disparition, ces deux jours dont je n’ai aucun souvenir…
– Mais c’est pas l’alcool, ça, papa !
Sa main s’abat sur la table.
– Arrête d’être mon complice, Thomas ! Arrête de fermer les yeux sur ce que je suis devenu ! Aide-moi à changer, merde !
Dans l’élan de mon émotion, je me dis soudain que si j’ai pu me faire maigrir mentalement, j’aurai peut-être le pouvoir d’éliminer dans son corps le besoin d’alcool… Et notre vie redeviendra comme avant. Une vie simple et calme et banale.
C’est à ce moment-là qu’un hélicoptère s’est posé dans le terrain vague derrière la cuisine.