Sujet du livre : Inventeur de la puce cérébrale et du Bouclier d’antimatière, Léo Pictone a voulu mettre en garde le public contre les effets pervers de ses inventions, tout en accusant Boris Vigor, ministre de l’Énergie, de les lui avoir volées.
Raisons objectives de la censure : Diffamation, paranoïa, divulgation de secrets d’État, atteinte à l’ordre public, à la sécurité nationale et au bien-être de la population.
Raisons officielles : Gâtisme.
Décision du Comité : Interdiction totale de publication et de conservation du livre. Absence de poursuites judiciaires pour éviter toute publicité. Afin de l’inciter au silence, l’auteur sera décoré de la Grande roue du Mérite scientifique, avec retraite augmentée et garantie d’obsèques nationales.
J’éteins l’ordinateur, mal à l’aise, et je regagne ma chambre sans faire de bruit. J’ai un nouveau sentiment dans la tête, à présent, et ça ne m’arrange pas du tout. Je crois que c’est une espèce de solidarité. On a fait taire Léo Pictone dans son intérêt parce qu’il disait la vérité ; on veut m’exiler pour mon bien dans un camp de dénutrition parce que je suis trop gros. C’est marrant comme on peut se ressembler, aux deux extrémités de la société. Je suis pauvre, il est riche ; je suis jeune, il est vieux ; je suis vivant, il est mort – et pourtant je m’identifie à lui.
Dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains, entre l’aspirine et le sirop pour la toux, je le retrouve coincé dans la position où je l’ai laissé tout à l’heure, l’enregistreur entre les pattes. Je chuchote :
– Alors ?
– Je n’y arrive pas, soupire-t-il. Ma voix ne s’imprime pas.
Je le regarde, embêté. Il a raison : le voyant rouge de l’enregistrement automatique s’est allumé quand j’ai murmuré « Alors ? », et il s’est éteint quand il m’a répondu. C’est un peu normal, en fait. J’entends ses paroles parce que je pense au professeur Pictone en tant que remords, mais le magnéto, lui, n’en a rien à fiche.
– Je suis vraiment tout seul, dit-il.
J’ouvre la bouche pour protester, par politesse, et puis je vois soudain une chose qui me noue les mots dans la gorge. Une larme est en train de couler de son œil en plastique, et sinue dans les poils où elle se laisse absorber.
– Comment je fais quoi ?
– Pour fabriquer du liquide. Y en a pas, dans la peluche.
– J’ai fait pipi ? s’effraie-t-il.
– Non, vous pleurez.
Il détourne la tête, avec dans son museau poilu une expression de détresse, un mélange d’impuissance et de dignité. Je répète, un peu plus gentiment :
– Comment vous faites ?
– Je ne sais pas, Thomas. C’est le sentiment de tristesse qui a dû matérialiser une larme, en cassant des molécules d’hydrogène pour que tu aies pitié de moi. Quelle saloperie, la mort ! Quelle humiliation… Jamais de mon vivant je n’aurais permis qu’un gamin me voie pleurer. Allez, sauve-toi, ferme cette porte et va te coucher.
– Si vraiment c’est important pour vous, allez, je veux bien prendre quelques notes…
– Je n’ai plus envie ! Va dormir, j’ai dit ! Et arrête d’avoir pitié de moi : ça m’écœure !
J’obéis. Pour lui remonter le moral, sans la moindre pitié et avec même un brin de sadisme, je prends un bout de papier-toilette et lui conseille, en essuyant ses larmes venues de nulle part, de faire un bon gros dodo comme un gentil nounours bien sage.
Hystérique, il m’envoie un coup de patte dans l’œil. En réflexe, je l’attrape par l’oreille et le jette dans la cuvette. Un quart de seconde, j’hésite à tirer la chasse. Puis je le ressors, confus, lui demande pardon. J’ajoute que je lui mettrai du parfum, demain matin, avant d’aller le ramener chez lui.
– Chez moi ? Non mais ça va pas ? J’ai passé ma vie à tenter d’échapper à cette famille d’imbéciles ; je ne vais pas passer ma mort à bêtifier dans le parc à jouets de mes petits-enfants !
– Arrêtez d’être égoïste ! Il faut bien les rassurer…
– Et les rassurer sur quoi ? Tu crois qu’ils vont trouver ça rassurant, pépé recyclé en peluche-balai de chiottes ? En plus je les ai ruinés, avec mes recherches, mais ils ne savent pas encore à quel point. Je préfère ne pas être là quand on ouvrira ma succession : comme héritage, ils n’ont que des dettes.
– De toute façon, vous êtes mon ours : c’est moi qui décide ce que je vais faire de vous.
– Tu ne décides rien du tout ! Tu es mineur, et je suis ton ange gardien !
En guise de réponse, je l’essore au-dessus du bac à douche. Puis je l’accroche avec une pince à linge sur le fil où pendent mes chaussettes, et je regagne ma chambre en lui souhaitant un bon séchage.
Je tombe de fatigue, en fait.
Je n’ai envie que d’une chose : m’éteindre comme une lumière pour oublier tout ce qui s’est passé depuis cet après-midi. Le drame, le remords, les conséquences… Dormir. Fermer les yeux comme on tire la chasse d’eau.
Évidemment, à l’époque, j’ignorais encore ce qui se passait pendant mon sommeil. Je ne pouvais pas savoir comment, ni où ni pourquoi je partais en voyage hors de mon corps, chaque nuit. Je ne me doutais pas que ces rêves qui ne me laissaient d’autres souvenirs, le matin, qu’un vague malaise et une faim de loup, étaient en réalité un poison mortel…