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Mon sweat flottant sur mon ventre plat, mon ours caché dans mon blouson roulé en boule, j’entre dans la belle pièce lumineuse où le Dr Macrosi se morfond sur son fauteuil en cuir, les traits creusés, entouré de ses diplômes et des photos dédicacées par les stars qui lui doivent leur ligne.

– C’est bon : allez chercher ma mère.

Son regard assassin se plante dans mes yeux.

– Elle est au courant de tout, n’est-ce pas ? C’est elle qui te manipule !

Poliment, je fais remarquer au nutritionniste qu’au lieu d’affamer les autres, il aurait intérêt à nourrir ses cellules grises. Ma pauvre mère est victime comme lui de mes agissements diaboliques, et s’il lui dit un seul mot sur le chantage auquel je le soumets, il est cuit. Même chose s’il s’avise de recommencer à persécuter des enfants soi-disant pour leur bien. Mes ordres sont clairs : dorénavant, il ne leur prescrira plus que du vrai sucre, de l’amour et des exercices de concentration sur leur ubiquitine. Sinon, je le cafte à la police avec toutes les preuves qu’il faut, et ça lui fera deux mille ans de prison, avec une peine de sûreté d’un siècle.

– Tu connais l’ubiquitine ? s’effraie-t-il, comme si je claironnais sur les toits un secret de magicien.

– La preuve que ça marche, dis-je en montrant mon ventre plat. Mais ça ne coûte rien aux patients, alors vous ne leur en parlez pas, et vous faites du pognon avec vos traitements qui les bousillent.

– J’ai un taux de réussite de quatre-vingt-treize pour cent ! crache-t-il dans un sursaut.

– Les sept pour cent, c’est ceux qui meurent gros. Et les autres, c’est ceux qui meurent d’avoir maigri.

– Mais tu es un monstre ! s’exclame-t-il.

Sous l’horreur que je lui inspire, il y a comme une sorte de respect, et je ne déteste pas. Je me redresse en gonflant les épaules.

– Un vrai monstre, ouais. T’as intérêt à t’en souvenir, charlatan. Allez hop, ma mère !

D’un coup d’ongle sur son interphone, il commande à sa secrétaire, sans me quitter des yeux :

– Mme Drimm !

Vingt secondes après, la chef de la psychologie du casino de Ludiland entre par la porte qui donne sur la salle d’attente, tout aimable et anxieuse. Son sourire se fige devant ma silhouette. Je soulève mon sweat, pour lui confirmer qu’elle n’hallucine pas.

– Mais docteur, bredouille-t-elle, c’est un miracle…

– Il est très fort, oui, dis-je sans fausse modestie, tandis que l’autre bronzé se liquéfie derrière sa table en verre. Et en plus, comme c’est un nouveau traitement, c’est gratuit. Mais il faut que je sois sous contrôle individuel, parce que je risque de reprendre du poids deux fois plus vite. Il va t’expliquer.

Muette de surprise, ma mère obéit au geste brutal du médecin qui l’invite à s’asseoir. Et il lui expose la situation, dans une tension extrême. Il est parfait : il n’oublie rien, il est crédible et persuasif. J’adore. Un ours maître chanteur, c’est quand même la chose la plus pratique du monde.

Au fait, le professeur Pictone est bien silencieux, depuis tout à l’heure. Je me répète ce qu’il m’a dit ce matin : « Tu commences à évoluer, Thomas. Ta pensée est de plus en plus claire… Bientôt, tu n’auras plus besoin de moi. » L’écho de ces paroles m’emplit d’une fierté qui se transforme en nostalgie. Ça ne va pas très bien, brusquement. Quand je vois ce que je suis en train de faire, je ne me reconnais plus. J’ai mûri aussi vite que j’ai fondu : moralement, j’ai du mal à suivre. Tout à coup j’aimerais tellement être encore un enfant. Au temps où je n’avais pas à prendre les choses en main, où mon rôle était juste d’écouter mon père me raconter ses histoires de civilisations disparues… Les guerres de religion, les débats politiques, les conflits sociaux, les Droits de l’homme… Tous ces contes de fées qui se passaient si mal, mais qui mettaient de l’espoir, de la violence et du rêve à la place du calme plat qui nous fait vivre en paix comme des bûches.

Je me ressaisis. Tandis que le Dr Macrosi remplit mon ordonnance en recopiant les consignes que je lui ai données, j’observe les réactions de ma mère. Tout va trop vite pour elle aussi. Son mari en prison, son fils qui retrouve en moins d’une heure un poids normal : elle n’a plus de victimes sous la main, plus de torts à redresser pour oublier ses propres malheurs. Son visage passe sans arrêt du sourire incrédule à l’angoisse raisonnée. Le miracle, ce n’est pas plus simple à gérer que les drames. Je lui prends la main, avec un bon sourire. Je suis soutien de famille, à présent. La chaleur de mon regard fait briller une larme dans son œil gauche.

– Autre chose ? me glisse froidement le nutritionniste en pliant sa prescription dans une enveloppe.

Je fais oui de la tête, avec une lenteur sadique. Tant pis pour les patients qui s’entassent dans la salle d’attente : j’ai décidé de prolonger ma consultation jusqu’à l’arrivée de Brenda. Sans faire cas des raclements de gorge de ma mère, je me fais délivrer une deuxième ordonnance avec les aliments que je désire manger, puis un certificat donnant au Dr Brenda Logan l’autorisation médicale de m’emmener où elle veut pour raison de santé, avec la permission d’utiliser gratuitement, quand on voudra, l’abonnement de taxi au nom de Macrosi.

– Quoi d’autre ? fait-il sur un ton mécanique.

Ma mère n’en revient pas de son dévouement envers ses patients. Avec un air de groupie aux abois, elle le qualifie de bienfaiteur de l’humanité. Je confirme, en narguant du haut de ma reconnaissance le maigrisseur de la jet-set. Au point de servilité où je l’ai réduit, je pourrais lui demander sa maison et son avion privé, il me les délivrerait sur ordonnance.

– En plus, dis-je à ma mère, il t’offre une consultation gratuite et un traitement d’Oméga 5 anti-âge.

Je montre la publicité encadrée sur le mur.

– Mais… mais pourquoi ? se défend-elle.

– Il fait toujours ça pour les nouveaux clients.

Le nutritionniste se relève, les mâchoires serrées, et désigne la porte latérale à ma mère. Elle s’empresse de passer dans la salle d’examen en le remerciant. Macrosi me fusille du regard avant de refermer le battant dans son dos.

– Je me débrouille pas mal, hein ? dis-je à l’ours qui est resté immobile dans mon blouson roulé sur mes genoux, comme une saucisse dans un hot-dog.

– Ravi que tu sois content de toi, marmonne-t-il. Moi je réfléchis, pendant que tu arnaques. La mort accidentelle de Boris, je n’y crois pas. On l’a tué parce qu’il voulait nous aider.

– Hein ? Mais qui ça ?

– Ceux qui ont arrêté ton père. Ceux qui veulent récupérer ma puce pour me mettre hors d’état de nuire.

– Nox-Noctis ?

Il sort brusquement la tête du blouson.

– Tu lis dans mes pensées, maintenant ?

– Non, c’est vous qui en avez parlé hier.

– Écoute, j’ai peur d’une chose, c’est qu’ils utilisent contre nous l’âme de Boris. C’est pour ça qu’ils ne l’ont pas dépucé. L’avantage…

Il s’interrompt, la truffe aux aguets.

– L’avantage ?

– C’est qu’il va nous mener jusqu’à eux, en échange de sa fille.

– Vous êtes sûr ?

– Je suis sûr d’une seule chose, c’est que le temps presse. Il nous reste vingt-quatre heures pour sauver ton père et détruire le Bouclier d’antimatière.

– Pourquoi vingt-quatre heures ?

– La météo.

Je lui demande d’être plus clair.

– Tu n’as pas entendu la météo, dans la voiture de ta mère ? La tempête sera finie, demain, et les recherches au large de Ludiland reprendront. On retrouvera mon corps, on le dépucera… Je serai définitivement mort et tu seras seul.

Le cœur serré, je pose une main sur la tête de l’ours, et le caresse malgré moi.

– C’est bon, murmure-t-il d’une voix soudain paisible.

Mes doigts s’immobilisent. C’est la première fois que je le sens se détendre.

– Je m’y suis habitué, à cette cochonnerie de peluche, dit-il tout bas. Il ne faut pas… Je n’ai pas envie de mourir davantage, Thomas. Pas envie de quitter ce corps d’accueil… Et pourtant, je dois bien suivre la loi de l’Évolution…

Je reprends ma caresse. Il repousse ma main d’une patte agacée, se redresse.

– Ce n’est pas le moment de se laisser aller ! Dès que Brenda arrive, tu l’emmènes à la banque !

– Où ça ?

– Digibanque d’investissement des États-Uniques, place Léonard-Pictone. Oui, je sais, ne te moque pas : c’est ma femme qui a choisi cette agence à l’autre bout de la ville. Crier mon nom sous forme de destination à un chauffeur de taxi, c’est le dernier plaisir qui lui reste.

Il ajoute d’une voix déterminée :

– Dans mon coffre, vous trouverez ce qu’il faut pour libérer ton père et résoudre nos problèmes.

Un mélange épuisant d’espoir et de méfiance s’empare de moi à nouveau. J’essaie d’en savoir plus, mais il répond qu’il cesse la communication : il a besoin de s’économiser, dit-il, de refaire son plein d’énergie pour ce qui nous attend.

Je le remmaillote dans mon blouson. Je reste quelques minutes à réfléchir dans le silence à tous ces rebondissements. Puis Macrosi et ma mère reviennent de la salle d’examen. Elle paraît assombrie, et il semble avoir repris du poil de la bête. La crainte qu’il lui ait raconté mon chantage me noue soudain l’estomac. Mais non, il se contente de me dire, sur un ton d’inquiétude, que ma mère se fait beaucoup de souci pour moi à cause de ma conduite incohérente : son métabolisme en est gravement perturbé, et pour elle le meilleur des traitements anti-âge serait que je me comporte en préadulte.

Je soutiens son regard en acquiesçant d’un air de défi. S’il croit que la culpabilité va me rendre inoffensif, il s’illusionne grave.

La porte de la salle d’attente se rouvre et Brenda fait son entrée. Je me lève, impressionné. Elle est venue en tailleur-jupe très classe, avec un maquillage sérieux, des boucles d’oreilles et les cheveux tordus en chignon de mère de famille. Il n’y a que les baskets qui clochent. Mais c’est vrai qu’elle est top-model au détail : quand ses pieds tournent dans un spot de pub, elle oublie le reste du corps. Et inversement.

– Je suis le docteur Logan, enchantée.

Elle serre la main de ma mère, puis celle du nutritionniste, puis la mienne, avec un sourire à la fois glam et très pro.

– Alors c’est toi, mon nouveau patient ? poursuit-elle, les yeux légèrement vitreux. Je suis ton coach personnel, tu peux m’appeler Brenda.

– Moi, c’est Thomas. Bonjour, Brenda. Je suis très honoré.

On est parfaits, dans notre numéro de Jteups. Je surveille quand même la réaction maternelle. Visiblement, elle n’a pas reconnu la voisine d’en face. Elle déteste tellement la banlieue de pauvres où on est obligés de vivre qu’elle fait l’impasse sur tout, le décor comme les gens.

– On se fait la bise ? me propose Brenda.

J’accepte. Elle en profite pour me glisser à l’oreille :

– Superbe, ta liposuccion. Mais je te préférais moins beau.

Elle se détache, demande pardon pour le rouge à lèvres qu’elle m’a mis, et le tartine sur mes joues pour me donner bonne mine. Je la laisse faire, partagé entre l’exaltation et le dépit. C’est fou le pouvoir d’une phrase. « Je te préférais moins beau. » Soyons positif, allez : ça veut dire que non seulement elle me trouve beau, mais qu’elle m’aimait déjà avant.

– Vous avez un bon contact avec les adolescents, constate ma mère, amère. D’habitude, il est très sauvage.

– Je l’emmène faire du shopping, répond Brenda comme je le lui ai demandé au téléphone. C’est un bon moyen de faire connaissance. Et puis son nouveau rapport au corps est très important sur le plan du choix vestimentaire, dans l’objectif de sa stabilisation pondérale.

Le nutritionniste hausse un sourcil devant ce discours. Je lui rappelle d’un coup d’œil froid qu’il a intérêt à s’écraser. Il s’écrase.

– Mais… et le collège ? s’inquiète ma mère.

– Je gère, rassure Brenda. Quand il saura se nourrir, il pourra assimiler. En attendant, ce n’est pas la peine qu’on le gave.

Ma mère hoche la tête, soulagée du poids de décider à l’aveuglette ce qui est bon pour moi. Comme ça, elle peut se consacrer au reste. Aux choses importantes.

– Je suis à mon bureau au casino, s’il y a quoi que ce soit, dit-elle en donnant sa carte de visite à ma coach. Thomas, je t’appellerai quand ton père sera de retour. Sois sage. Et ne dépense pas trop.

– Ne t’inquiète pas, maman, c’est pris en charge, dis-je en désignant le Dr Macrosi.

Le nutritionniste nous souhaite bonne journée, en ouvrant sa porte avec une puissance disproportionnée.

Pendant que la secrétaire fait remplir à ma mère le formulaire de non-remboursement pour soins gratuits, je dévale l’escalier de marbre avec Brenda. Un peu troublé par son attitude décalée, l’aisance paisible avec laquelle elle s’est coulée dans le rôle que je lui fais jouer, je demande si tout va bien.

– Impeccable.

– Et le kangourou ?

– Super.

En fait, elle a dû finir la bouteille de whisky. À la différence de mon père, l’alcool a l’air de lui rendre les réalités moins graves. Un sublime taxi Tournesol 2-litres nous attend dans la rue.

– Je suis comment, déguisée en Toug ? enchaîne-t-elle d’un ton léger en refermant sa portière.

– Attends, on va demander à un Trèm.

Autant m’aligner sur son humeur. Je dégage le professeur saucissonné dans mon blouson roulé en boule, lui précise qu’il y a quatre types d’hommes : les Tout-Gris, les Trop-Cons, les Très-Mariés et les J’te-prends-pour-une-conne.

– Comment vous trouvez Brenda, Léo ?

Il ne répond pas. Je le secoue, étonné, le pince, tire sur ses lèvres décousues qui restent inertes et molles.

– Que se passe-t-il ? demande Brenda en battant des cils, d’une voix mondaine assortie à son tailleur. Il est parti en vacances ?

Je ne réponds pas, mon ours vide entre les mains. Je suis en train de me dire, effondré, qu’ils ont découvert plus tôt que prévu le cadavre de Léo Pictone, et qu’ils viennent de capturer son âme en recyclant sa puce.