J’ai la plage pour moi tout seul, à cause de la pluie et du vent force 8. Je m’éclate, les bras complètement vibrants, les mains crispées sur les manettes pour garder le contrôle. À chaque bourrasque, j’ai l’impression que XR9 va m’entraîner dans les airs avec lui, et on ne nous reverra plus. Mais je garde quand même les pieds sur terre, c’est comme ça, il paraît que ça s’appelle la loi de la Pesanteur. Un enfant qui vole, c’est sûrement illégal.
À travers le brouillard de pluie qui me colle aux yeux, je devine une silhouette qui marche dans ma direction. La brume est si épaisse que je ne vois plus XR9 ; je ne le repère que grâce au sifflement suraigu par lequel il réplique au vent, et c’est lui qui a le dernier mot. La silhouette approche, en boitant dans le sable avec une canne. C’est un vieux.
– Ne joue pas au cerf-volant par un temps pareil, enfin, tu vas le déchirer !
Il a crié d’une voix aigrelette. Je lui réponds bonjour, parce que je suis poli, mais dans le sens de « Ta gueule ». Je n’aime pas ces gens qui se permettent de donner des ordres à un enfant qu’ils ne connaissent pas. D’abord je ne suis plus un enfant, je suis un préado, et il me doit le respect. C’est moi qui paierai sa retraite, un jour, s’il est encore vivant.
Néanmoins, pour avoir la paix, je réduis la voilure et j’actionne l’enrouleur qui fait descendre XR9. Mais brusquement le vent change de sens, l’aile se rabat et fonce en piqué vers le sol. Schblog ! Le vieux s’écroule sous le choc. XR9 a rebondi, et se plante dans le sable à côté de sa tête.
– Monsieur, ça va ?
Je m’agenouille au-dessus de lui. Il y a un trou dans son crâne, et les vaguelettes de la marée viennent diluer le filet de sang qui s’en échappe. Il a les yeux ouverts. Je le secoue, mais il ne bouge pas. Ou il fait semblant, ou il est mort.
– Monsieur ! Tout va bien, c’est rien ! Je m’excuse ! Monsieur…
Aucune réaction. Il est tout raide et tout mou à la fois, avec une expression d’étonnement dans les sourcils au-dessus du regard fixe.
Je me relève, fouille la brume autour de nous. Personne. Je ramasse XR9, je le nettoie dans l’océan, et je cours vers le casino. C’est la cata, la méga cata, la cata cosmique. Heureusement, il n’y a pas de témoin, grâce au temps qu’il fait. Mais, d’un autre côté, je suis le seul cerf-volant de la plage, et on saura que c’est moi. Si le chef de la sécurité compare la plaie du vieux avec l’armature de XR9, on est foutus. Comme je suis mineur, ça retombera sur mon père et il sera jeté en prison. Conduite de cerf-volant en état d’alcoolisme héréditaire. Je ne peux pas lui faire ça. Il ne faut pas qu’on trouve le corps.
Je m’arrête de courir, à bout de souffle, le cœur dans la gorge. Un bruit de moteur me fait sursauter. C’est le bateau de David, là-bas derrière moi, dans le petit port à l’abri de la digue. À chaque marée haute, il part ramasser les poissons morts pour que ça fasse moins pollué. Il est fou de sortir par un temps pareil, mais il est obligé par la loi de Protection du littoral.
Je regarde XR9. Une idée complètement dingue me saute à la tête. C’est affreux, ce que je vais faire, mais je n’ai pas d’autre solution. Les larmes dans les yeux, je supplie mon seul copain de me pardonner, je déplie mon couteau et je tranche les ficelles au ras de la voilure. Puis j’enfouis XR9 dans le sable sous le ponton. Les fils enroulés dans mon blouson, je ramasse les plus gros galets que je trouve autour des poteaux de soutènement, et je retourne vers le vieux. Il est toujours mort. J’enfouis les pierres dans ses poches. Après quoi je lui attache les pieds, et je cours jusqu’au port en priant pour que les ficelles soient assez longues.
– Bonjour, Thomas ! Quoi de neuf ?
– Rien, rien. Salut, David. Pas trop galère, de sortir avec ce temps ? Je t’envoie les amarres.
– Sympa, merci.
Le visage noyé par la pluie, je lui tourne le dos. Le vent bourdonne à mes oreilles, emplit mes yeux d’embruns et de sable. Je fais semblant de peiner à défaire le nœud – en réalité j’en profite pour attacher mes ficelles de nylon à son amarre, avec des boucles assez lâches pour qu’elles glissent le long de la corde quand je l’enverrai à bord.
– OK, David ! Bonne mer !
– Tu parles. À plus, Thomas !
Il attrape le cordage, le tourne et le bloque dans un taquet, lance son moteur. Je regarde les ficelles de XR9 glisser dans l’eau. Le bateau quitte le port. Je reviens en courant vers le corps du vieux, histoire de lui adresser une prière pour le salut de son truc, je ne sais plus comment ça s’appelle – ah oui, son âme. Le genre d’hologramme invisible qui s’échappe du cadavre pour aller tenter sa chance au ciel, comme l’a expliqué ma prof de physique.
Je ne sais pas si les gens entendent encore après la mort, ou si ça coupe le son. Dans le doute, je lui souhaite bonne route. Je suis désolé de ce que je fais, par rapport aux personnes de sa famille, mais d’un autre côté, grâce à moi, ils économiseront l’enterrement. Et puis comme ça, ils garderont l’espoir de le retrouver en vie. Ils se diront que c’est une fugue.
Les ficelles se sont tendues et le corps glisse sur le sable, entre dans l’eau. Il s’enfonce, de vague en vague. Je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu. Je pense qu’au bout d’un moment, avec la résistance de l’eau et la loi de la Pression, le poids de son corps va couper les fils de nylon. C’est ce que j’ai appris au collège, en tout cas. Si jamais on découvre son cadavre, un jour, on croira que c’est un suicide, à cause des pierres dans les poches. Tout est bien. Enfin non, c’est l’horreur totale, je suis devenu un assassin prémédité après coup, mais je serai le seul à le savoir et puis, de toute manière, je n’avais pas d’autre solution.
Bref, je pensais que le drame était derrière moi. En réalité, il venait juste de commencer.