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L’image se forme, se brouille, se reforme. Deux yeux verts me fixent. Les yeux d’Olivier Nox, mais avec de longs cils, un visage de femme et un parfum incroyable. Crêpe à l’orange et chocolat chaud. Elle recule d’un pas, me dévisage avec un sourire absolument craquant. Entre ses doigts, elle tient le casque à électrodes qu’elle m’a retiré, et dont elle intervertit les branchements sans regarder, avec une précision impressionnante.

– Bonjour, Thomas. Je m’appelle Lily Noctis. Tu as rencontré mon demi-frère, je crois. Je suis la nouvelle ministre du Hasard, et je ne suis pas du tout d’accord avec lui. Ni avec le reste du gouvernement, d’ailleurs. Alors tu vas faire semblant d’avoir oublié tout ce qui s’est passé depuis dimanche, mais je compte sur ta mémoire, sur ton soutien et ta confiance. D’accord ?

Elle replace le casque sur ma tête, solennellement, comme si c’était une couronne. Je dis d’accord. Mes souvenirs ont l’air de répondre présent, mais j’ai du mal à me concentrer sur le passé. Je suis incapable de détacher mon regard de ses yeux, de son corps, de ses gestes. Même dans les magazines de filles nues, je n’ai jamais rencontré une femme aussi sexy. Pardon, Brenda, mais il n’y a pas photo.

– Pas trop serré, ça va ? reprend-elle en glissant un doigt entre mon poignet gauche et la menotte. Je vais appeler les gardes et, quand ils te détacheront, tu simuleras l’amnésie. Mais ne dis rien à ton papa, surtout. Lui, il a tout oublié pour de bon, et c’est mieux : il n’aurait pas supporté le choc, sinon. Imite-le, c’est tout, pour être crédible. D’accord ?

Je me tourne vers mon père. Le corps en biais au bout des menottes, il a toujours le casque sur le crâne et il continue de dormir.

– Il y a un paquet pour toi à l’accueil, me chuchote-t-elle dans le creux de l’oreille, en me remettant une mèche à sa place. Tu ne m’as jamais vue, promis ? Mais on se reverra. Et surtout méfie-toi de mon frère.

Elle hésite un instant, retrousse ma manche droite, plante un ongle rouge dans mon avant-bras, et trace sur ma peau une série de chiffres.

– Tu pourras toujours me joindre, en cas d’extrême urgence. N’écoute que ton instinct, et va au bout de ta mission, Thomas. Toi seul peux sauver le monde.

Cinq minutes après son départ, j’ai toujours son parfum dans le nez. Et la sensation délicieuse de son numéro griffé dans ma chair, sous la manche qu’elle a redescendue.

Les policiers de tout à l’heure entrent avec des brancardiers, allument les néons. Je murmure des trucs inaudibles à la manière de mon père, en faisant semblant de dormir. Ils nous détachent, nous allongent sur les civières, nous enlèvent les casques, nous évacuent sans douceur.

À la sortie de l’ascenseur, un type du contrôle glisse mon portable dans ma poche, remet les lacets de mes baskets. Entre mes paupières soulevées d’un millimètre, je vois l’hôtesse d’accueil s’approcher de ma civière, un paquet-cadeau sous le bras. Elle dit quelque chose à l’oreille d’un policier, qui paraît surpris mais hoche la tête. Elle dépose le paquet sur mon ventre, et retourne à son comptoir. C’est léger, ça ballotte et ça parle.

– Surtout ne m’ouvre pas : attends d’être en lieu sûr.

La voix chuchotante de Pictone me file un coup de bonheur hallucinant. Je ne sais pas dans quel état je vais le trouver, après le broyeur, mais tant pis : ça se recoud. Je suis tellement heureux qu’il ait survécu encore une fois. Et que Lily Noctis ait eu l’idée de me le rendre. Cette femme est magique. Magique !

Les brancardiers sortent dans la nuit, glissent nos civières dans une ambulance. La résidence du Président est tout illuminée. Avec un pincement au cœur, je songe à Brenda qui est peut-être en train de faire je ne sais quoi, dans sa « soirée hologramme ». Mais, presque aussitôt, Lily Noctis revient prendre toute la place dans mes pensées.

L’ambulance démarre et se dirige vers les grilles de sortie de la Colline Bleue, en croisant dans les grandes allées obliques un embouteillage de limousines toutes plus longues les unes que les autres, qui se dirigent vers la présidence.

– Où je suis ? gémit mon père.

Une boule dans la gorge, je réponds que je ne sais pas, mais que je suis là. Et je lui prends la main tandis qu’il se rendort.

– On n’est pas dans la merde, soupire le paquet-cadeau sur ma civière.

Je fais semblant de ne pas avoir entendu, pour rester encore un peu dans le souvenir moelleux de Lily Noctis.

– C’est de ça que je parle, précise-t-il.

L’ambulance stoppe brutalement. Les portes se rouvrent, les brancardiers sortent nos civières, et les basculent comme des brouettes. On se retrouve sur le trottoir d’un quartier de bureaux désert, devant une entrée de métro. L’ambulance est déjà repartie.

Je me redresse, j’essaie de relever mon père qui marmonne des vers en latin comme dans ses plus beaux soirs de cuite. Pas le courage de le traîner dans le métro. Je sors mon portable, commande un taxi sur l’abonnement du Dr Macrosi, et, en attendant qu’il arrive, j’ouvre le paquet-cadeau pour faire le point sur la situation.

– Je ne comprends plus rien, attaque l’ours tandis que je le déballe. Nox et Noctis sont associés, ils s’étaient servis de Vigor pour voler mes brevets, et maintenant ils seraient adversaires ? Ils s’affronteraient sur ton dos ? Nox téléguide ton cerf-volant pour que tu me tues, et Noctis me sort du broyeur pour te faire un cadeau. C’est n’importe quoi. Ils se fichent de nous, Thomas, mais quel est le but, et quel est l’enjeu ?

– Lily Noctis, en tout cas, c’est une vraie alliée.

– Tu peux me répéter ça en face ?

J’ai un peu de mal, vu qu’il est en trois morceaux : une oreille, une patte et le reste. Une mousse jaunâtre, sèche et moisie, s’échappe des plaies.

– Ce n’est rien, me rassure-t-il. En revanche, je suis désolé pour tes souliers de bébé. Je me suis roulé en boule, je me suis déchaussé illico et je les ai balancés pour bloquer le broyeur. Non, sois sérieux, Thomas : Lily Noctis est la femme d’affaires la plus redoutable du monde.

– Eh ben peut-être qu’elle a changé ! Ou qu’elle a décidé de trahir son frère pour faire des affaires avec nous !

– Quelles affaires ?

– J’sais pas… Elle veut que je sauve le monde. Elle dit que je suis le seul à pouvoir.

– Quand c’est moi qui te le dis, j’ai moins de succès. Évidemment, si je tortille du cul, moi, ce n’est pas un argument.

Je le renferme dans son paquet-cadeau, et j’aide mon père à monter dans le taxi qui s’est arrêté devant la station.

– Tu parlais à qui ? bredouille-t-il.

– À personne, papa.

– Toi aussi…, crache-t-il dans un haut-le-cœur. Ils écoutent rien, ils s’en foutent… Margaritas ante porcos… Des perles à des cochons !

Je ne sais pas quel genre de fréquences le ministre de la Sécurité lui a balancé dans le casque pour imiter une cuite, mais ça le fait bien. Ma mère n’y verra que du feu. Je referme la portière avec un coup de pompe gigantesque. Je suis épuisé. Épuisé de mentir, de me battre pour les combats des autres, de confondre les bons et les méchants, de m’emballer pour des gens qui me mènent en bateau… Marre d’être un héros.

Quand on arrive devant chez nous, aucune lumière n’est allumée. Chez Brenda non plus. La voiture de ma mère n’est pas là. Elle doit fêter son show télévisé avec son Burle. Mais allez-y, ne vous gênez pas, éclatez-vous avec vos Trocs et vos Jteups ! Moi je suis là, tout va bien, pas de problème : j’assure la permanence, je m’occupe des alcoolos et des amputés du broyeur !

– C’est la lu… tte fina-le ! braille mon père en levant le poing dans la direction du taxi qui s’éloigne. Groupons-nous, et demain…

Quand il attaque ses chansons du Moyen Âge, j’ai envie de le cogner. Mais qu’est-ce qui me prend ? Je ne sais pas pourquoi je dis un truc pareil. Pourquoi j’ai ce genre de réaction… Ça doit être ça, la gueule de bois. Ce sale pourri de la Sécurité m’avait prévenu. Mais ce n’est pas le Bouclier d’antimatière que j’ai envie de faire péter, moi, c’est la Colline Bleue ! Tous ces ministres, toutes ces magouilles, toutes ces pétasses !

– Arrête de penser à Lily Noctis ! barrit l’ours à travers le papier. Je n’aime pas l’influence qu’elle a sur toi !

– Mais vous n’aimez rien, espèce de jaloux ! Dès qu’une femme veut m’aider, ça devient le diable ! Quand c’est pas Brenda qui prend, c’est Lily ! Mais arrêtez de me gonfler, OK ? On n’est pas mariés !

– Quoi qu’il en soit, demain il faut que j’aille au congrès de Sudville.

– Bon voyage ! dis-je en donnant dans le paquet-cadeau un coup de pied géant qui l’expédie par-dessus une clôture.

Puis j’assieds mon père contre le mur de la maison, bien en vue dans la lumière du réverbère. Sa femme le trouvera toute seule en rentrant, et comme ça, pour une fois, je n’aurai pas d’explications à fournir.

Voilà. J’ouvre la porte, je referme à clé, et je fonce dans le salon finir sa bouteille de vin. Tant qu’à être bourré, autant que ça soit pour quelque chose.