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Ministère de l’Énergie, minuit trente

Boris Vigor est revenu dans ses appartements privés, le dos voûté, la jambe raide. Il s’arrête au seuil du salon. La silhouette allongée sur le canapé blanc, face à la télévision éteinte, n’a plus rien à voir avec les courbes fluides de Lily Noctis.

– Qu’est-ce que vous faites là ?

Olivier Nox renverse la tête sur l’accoudoir et lui sourit :

– Je la remplace. Varions les plaisirs. Avec ma demi-sœur, vous éprouvez le désir censuré par la culpabilité. Avec moi, c’est le sentiment d’infériorité face à une intelligence qui vous fascine. Maso comme vous êtes, vous adorez ce genre de complexes, non ?

– J’ai perdu, articule-t-il dans un effort de dignité, pitoyable. J’ai perdu le premier match de ma vie.

Il s’effondre dans un fauteuil, enchaîne d’une voix atone :

– Et je m’en fous. Plus rien n’a d’importance.

Olivier Nox se redresse lentement avec un soupir, croise les jambes et pique un fruit confit dans la corbeille devant lui.

– C’est la vie, cher Boris.

– J’ai parlé avec un ours en peluche.

– Je sais.

Le ministre se relève d’un bond.

– Comment, vous savez ? Je suis sous surveillance ?

– Non, j’ai suivi la scène à travers vos yeux.

– Vous auriez pu me prévenir.

– Vous auriez été moins naturel.

– En tout cas, j’ai failli me faire avoir, vous avez vu ! C’était un traquenard.

– À quel point de vue ?

– Vous avez manqué le début, ou quoi ? Ce Thomas Drimm a des complices, sans doute des gens de sa famille avec un émetteur à distance. Pour que je libère son père, il a essayé de me faire croire que Pictone était dans son ours avec ma fille !

– Ce n’est pas un traquenard, Boris, c’est la vérité. Et pour vous, c’est une piste à suivre.

Le ministre blêmit.

– Attendez… Vous ne pensez quand même pas que j’ai eu un vrai contact avec Iris ?

– Si, bien sûr. Elle vous a appelé au secours par le seul moyen à sa disposition. Et maintenant vous devez lui répondre. Mais sans tomber sous la coupe de Pictone.

Boris Vigor se mord un ongle, dépassé par la vitesse avec laquelle son cerveau doit traiter des informations contradictoires.

– Alors, conclut-il au bout d’un moment sur un ton très grave, je dois planter un gland.

– Ah.

– Pour faire pousser un chêne.

L’homme d’affaires plonge la main dans sa poche et, comme si la situation était prévue d’avance, il en sort un gland. Il le tend au ministre qui, sans marquer de surprise, l’enfouit profondément dans une jardinière entre deux plants de jasmin, le visage en prière.

Olivier Nox le laisse se recueillir un instant, puis referme la fenêtre en lançant d’un ton narquois :

– Et maintenant ? Vous attendez que l’arbre pousse ?

– Je demande pardon à la forêt que j’ai rasée. Si vraiment c’est la volonté d’Iris, je lui obéis.

Nox prend une longue inspiration, les doigts en pyramide devant son nez.

– C’est bien. Vous avez accompli sa dernière volonté sur Terre : place à la suite.

– La suite ?

La respiration de Nox se fait plus profonde. L’air de la grande pièce devient aussitôt irrespirable. Boris voudrait rouvrir la fenêtre, mais il ne peut pas, comme hypnotisé par la voix caressante.

– Elle vous a demandé autre chose, non, il me semble ? Elle vous a demandé de la rejoindre…

Le ministre plisse le visage, détourne les yeux, va s’asseoir au milieu du grand canapé blanc. Sur la pointe de la voix, l’autre enchaîne :

– J’ai une proposition à vous faire, Boris. Le seul moyen de retrouver votre fille dans l’au-delà, c’est que vous décédiez en gardant votre puce dans le cerveau. Comme l’a fait le professeur Pictone.

Boris marque un temps. Assez vite, la stupeur cède la place aux scrupules.

– C’est impossible, répond-il avec un haussement d’épaules. Un membre du gouvernement doit donner l’exemple, à plus forte raison le ministre de l’Énergie. Avec tout ce que j’ai gagné au jeu, ma puce a un capital énergétique de 75 000 yods : elle fera marcher à elle seule une centrale thermique. Je n’ai pas le droit d’en priver la société.

– Et votre petite Iris continuera de vous appeler en vain au secours.

– Que puis-je faire d’autre ? soupire Vigor en écartant les doigts, coudes aux genoux.

– Si ma proposition vous intéresse, je m’engage à faire mourir un autre gagneur à 75 000 yods, et à présenter sa puce comme la vôtre.

– Ça m’avance à quoi ?

– À vous retrouver dans la situation d’errance des fantômes de moins de treize ans. À vivre dans le même monde paraterrestre que votre fille, pour continuer à l’élever dans l’au-delà.

– Et en échange, vous me demandez quoi ?

Nox joint les mains sous son nez, avec une lueur intense dans ses yeux froids.

– C’est fou comme les lumières s’allument à l’approche de la nuit… L’intelligence vous vient par surprise, Boris, au moment où vous décidez de vous sacrifier.

Le ministre se relève, dans un mouvement nerveux.

– Qu’est-ce que j’ai à sacrifier ? Je m’en fous de gagner encore, je m’en fous de la célébrité, de la richesse, du pouvoir… Ce qui compte, c’est retrouver ma fille, c’est tout. Mais un salaud d’affairiste comme vous, il ne fait rien pour rien.

Olivier Nox ricane paisiblement en rejetant ses longues mèches noires en arrière.

– Exact. Je veux savoir où est caché le cadavre de Pictone, afin de le dépucer et de mettre ce vieux revenant hors d’état de nuire.

– Et vous n’avez pas les moyens de le savoir tout seul, puissant comme vous êtes ?

Olivier Nox allonge son sourire. Ses yeux verts brillent d’un éclat fixe.

– Ce n’est pas une question de puissance, Boris, mais d’éthique. Je me dois de respecter la règle du jeu, sinon où serait le plaisir ? Et la règle du jeu est claire : pas d’ingérence directe dans votre passé, votre présent ni votre futur. Uniquement des suggestions, que vous choisissez ou non d’accepter.

– Et si je vous envoyais au diable ?

– Ce serait un retour à l’expéditeur, mais le moment n’est pas encore venu. Vous avez le choix, Boris : ou mourir dépucé comme une grande personne, avec pour seul avenir la fierté de faire tourner des machines avec votre énergie captive, ou bien trépasser en conservant votre puce, c’est-à-dire l’intégrité et l’autonomie de votre âme, libre d’aller où elle veut pour me rapporter des informations.

– Et pourquoi elle ferait ça, mon âme ?

– Parce que si elle ne me donne pas satisfaction, je pourrai à tout moment exhumer votre corps, et vous reprendre votre liberté en recyclant votre puce. Ma confiance en l’être humain, mort ou vif, est extrêmement réduite.

– Et si je choisis de vivre ? lance Boris sur un ton provocateur, dans un sursaut d’orgueil.

Nox reprend un fruit confit.

– Je m’incline. Mais à quoi bon jouer les prolongations, alors que votre fille vous attend ? Vous avez vraiment envie qu’elle continue de souffrir à cause de votre absence ? Vous préférez persister à faire semblant d’être bien dans votre peau, dynamique, insouciant, symbole vivant de valeurs mensongères ? Si je vous abandonne à votre conscience, après ce que vous avez appris et ressenti cette nuit, vous craquerez en vingt-quatre heures. Là, je suis à votre disposition pour vous éviter le suicide inscrit dans votre sensibilité et votre destin, mais ma proposition n’est valable que trente secondes.

Boris Vigor regarde l’heure, machinalement, et se met à marcher de long en large dans l’immense salon beige et blanc.

– Si je comprends bien, vous proposez de me tuer pour mon bien ?

– Pour le bien de votre fille, surtout.

– Et qu’est-ce qui me le prouve ?

Olivier Nox avale sa salive, et reprend avec une désolation charmeuse :

– Je m’en voudrais d’insister, Boris, mais ne croyez pas que l’au-delà des enfants soit une colonie de vacances… Ils sont épouvantables entre eux, livrés à leurs pulsions sans garde-fous ni repères ; ils se dévorent les uns les autres en espérant qu’un surcroît d’énergie leur permettra de communiquer enfin avec les vivants. Votre fille est une toute petite âme fragile qu’ils auront tôt fait de cannibaliser, maintenant qu’on s’intéresse à elle, si vous n’allez pas la défendre. Assumez vos devoirs de père, Boris.

Le ministre se dandine au milieu d’un tapis et baisse la tête. Sa décision est prise, mais il gagne du temps.

– Vous pensez que je ferai un bon mort ? demande-t-il timidement.

– On reste le même de l’autre côté, Boris. Regardez cet épuisant Pictone, avec son caractère de pitbull hypocondriaque. Vous trouvez qu’il a changé ?

Boris Vigor s’arrête devant un miroir, et se dévisage comme on regarde une maison d’enfance qu’on va quitter pour toujours.

– Vous n’avez perdu qu’un seul match dans votre carrière, Boris. Vous serez un gagneur dans l’au-delà, j’en suis persuadé, sinon je ne vous y enverrais pas en mission… Alors ?

Vigor s’arrache au miroir, se retourne vers le jeune homme en noir et l’observe, comme s’il cherchait à présent son reflet dans les yeux vert émeraude.

– Je ne voudrais pas vous presser, mais il vous reste six secondes. C’est oui ou c’est non ?

Le ministre glisse un doigt dans son col, gêné par la transpiration.

– C’est oui, mais…

Il se creuse désespérément la cervelle. Il lui semble qu’il oublie quelque chose.

– Et ma femme ? lance-t-il soudain.

– On la débranchera, rassure Olivier Nox.

Boris hoche la tête, la mine encore chiffonnée.

– Et vous allez me tuer comment ? On ne doit pas croire à un suicide : je ne veux pas laisser le souvenir d’un lâche. Mais il ne faut pas non plus que ça fasse trop mal…

– Vous préférez un accord en mi ou un accord en ré ?

– C’est-à-dire ?

– La crise cardiaque ou la commotion cérébrale ? Puisque vous avez le choix.

– Je n’y connais rien, moi. Faites au mieux.

– Je vous laisse deviner, alors.

Olivier Nox retrousse sa manche, ouvre en deux le cadran de sa montre, ôte son épingle de cravate et, de la pointe acérée, pianote un accord délicat sur six notes. Le ministre monte la main vers son crâne.

– Perdu, murmure Olivier Nox. La crise cardiaque est toujours moins perturbante pour l’âme.

Boris Vigor s’effondre sur le tapis, roulé en boule. Olivier Nox se penche sur le cadavre avec un sourire apaisant.

– N’oubliez pas les termes de notre contrat, monsieur le ministre. Livrez-moi la puce de Pictone, et je vous rends votre fille. Mais si vous essayez de me doubler, j’ai le moyen de vous la reprendre à tout jamais. Et vous serez encore plus seul que de votre vivant.

Il se redresse, va jusqu’à la table basse pour choisir un nouveau fruit confit. La bouche pleine, il se tourne vers un coin de la pièce où il perçoit ma présence.

– Ça va, Thomas Drimm ? Je te sens perturbé. Perturbé par le fait de ne pas être davantage perturbé. Je me trompe ? Eh oui, on s’habitue à tout, mon grand. Tu es en formation permanente, quand tu dors. Tu es attiré vers moi, vers le spectacle du Mal ; tu remontes vers la source pour apprendre à nager dans les eaux noires. Tout ce que tu intègres sans t’en souvenir, pour l’instant, te prépare à ton insu pour nos futurs combats. J’ai hâte. Et toi aussi, je le sens. Allez, rentre chez toi.

La pointe de son épingle de cravate pique trois fois la sixième touche, sur le clavier de sa montre. Les trois notes identiques me renvoient dans la nuit. Sans émotion, sans contrôle, sans but… Comme une feuille morte arrachée de son arbre.

L’image me contient tout entier, aussitôt : je deviens la feuille morte, les nervures, la sève asséchée, les bords dentelés, roussis, craquelés… J’ai l’impression d’être chaque parcelle qui se détache au gré du vent et des obstacles, et pourtant je reste aussi à l’intérieur de la feuille et je continue mon voyage. Un voyage à l’envers, on dirait. Un retour en arrière. Mes bords déchiquetés se reconstituent, mes trous se referment, ma sève circule à nouveau… De jaune roux, je me sens redevenir peu à peu d’un vert tendre. Et soudain je me retrouve attaché à la branche du chêne dont je suis tombé.

Un balai géant me rajoute des couleurs. C’est un pinceau. La main qui le tient hésite, se retire, va chercher sur la palette une autre nuance de vert, revient m’embellir en me donnant de la profondeur. À mesure que ma couleur s’intensifie, mon regard devient plus net.

Brenda est en train de me peindre. De me redonner vie. Elle est si belle, avec son tee-shirt déchiré plein de peinture, ses yeux concentrés, ses seins qui tressautent à chaque mouvement du pinceau… Pourquoi fait-elle de moi une feuille, sur le chêne qu’elle est en train d’achever ? Peut-être qu’elle m’a chassé de son esprit, qu’elle s’absorbe dans autre chose pour ne plus penser à moi, et que je reviens malgré elle dans sa création végétale.

Plus elle me retouche et plus j’ai envie d’elle. Envie de redevenir « un homme », comme elle m’a appelé hier soir. Envie de la convaincre, de l’attirer, de lui plaire… Mais pour ça, il faut que je reprenne mon apparence. En mieux. Il faut que je devienne beau, mince et musclé, en avance sur mon âge. Il faut que j’utilise mon chagrin d’amour – la déception, la colère, la brûlure que je lui dois…

Ubiquitine. La protéine qui fait maigrir, a dit le professeur. Je me retrouve instantanément dans une sorte de conduit, où circulent des boules de feu et des liquides. Les nervures de ma feuille sont devenues les méandres d’un fleuve souterrain qui se transforme en volcan. Je comprends que j’ai réintégré mon corps de Thomas Drimm, que je suis à l’intérieur de mes organes.

U-bi-qui-tine ! U-bi-qui-tine ! Je prononce les quatre syllabes comme une formule magique. Aussitôt un commando de choux-fleurs violets se rassemble devant moi. Je m’entends ordonner : « Tuez les graisses ! Brûlez, brûlez ! » Mon armée part au combat, se lance à l’assaut des lipides, les encercle, les neutralise, les absorbe… Un combat de gargouillis, un carnage de couleurs, une guerre d’embuscade et d’encerclement des poches de résistance… « Tuez-les tous ! Réduisez l’ennemi ! »

Plus l’ennemi se réduit, plus mes combattants se reproduisent. Soudain retentit la sonnerie du cessez-le-feu. Alors ils s’absorbent mutuellement dans une embrassade généralisée qui répand la paix, la joie et l’harmonie par-dessous la sonnerie stridente. Il n’y a plus qu’un fleuve calme aux mille bras accueillants d’où j’émerge à regret.